Page:Le Tour du monde - 35.djvu/261

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Une petite maison s’élève non loin de la route ; nous nous y arrêtons un moment pour nous désaltérer. On nous invite cordialement à entrer ; nous sommes chez des métis français. Ces braves gens sont bien trop discrets et polis pour interroger un hôte ; M. Pethers leur décline ses qualités et les miennes. Alors on entoure le « Françâ de France », on cause familièrement, les enfants s’en mêlent, et une bonne femme me dit, non sans un grain de naïve fierté :

« Ah ! m’sieu, chez nous, c’est pas du monde des vieux pays. Dans c’pays cite nous sommes des pauvres Français sauvages. Mais voyez-vous, nous sommes d’ben bons Franças tout de même. »

Oui vraiment, ce sont des Français par le cœur, comme par l’idiome, ces rudes sang-mêlés du Nord-Ouest ; et notre race n’a point à rougir des enfants perdus qui la représentent dans ces immenses solitudes.

Les marais de la route Dawson.

À la Pointe des Chênes, petite paroisse de métis français, la première agglomération d’habitations depuis Thunder Bay, nous nous arrêtons quelques instants pour dîner à la station de la Compagnie de la baie d’Hudson et nous repartons aussitôt. En temps ordinaire, la dernière partie de l’étape eût été des plus agréables ; le sol uni de la Prairie peut rivaliser, quand il est sec, avec la route la mieux macadamisée. Mais la pluie de la veille nous poursuit de ses fatales conséquences ; elle a transformé toute la contrée en un immense marécage ; les roues enfoncent jusqu’à l’essieu dans cette boue noire, qu’on pourrait appeler ici, comme en Pologne, le « cinquième élément », et le supplice de la charrette recommence, aussi intolérable que dans la forêt. La nuit est déjà survenue, lorsque l’apparition d’un rideau d’arbres nous annonce enfin l’approche de la Rivière Rouge. Nous sommes à Saint-Boniface, faubourg de Winnipeg. Nous demandons à notre attelage et à notre patience un dernier effort ; et bientôt, moulu, harassé, mais heureux d’être au port, je saute ou plutôt je me laisse tomber du haut de l’exécrable charrette, devant la porte hospitalière de M. Buchanan, l’adjoint au surintendant de cette section de la route Dawson. Là nous trouvons un accueil cordial, quelques fortifiants dont j’avais grand besoin, et ce que je souhaitais plus ardemment encore, un bon matelas sur lequel je m’endormis du sommeil des justes… et des gens éreintés.

H. de Lamothe.

(La suite à la prochaine livraison.)