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Le plus célèbre de ces « tricks » est celui dont se servit Webster lors de la négociation du traité de 1842 : il valut à l’Union, dans le bassin du fleuve Saint-Jean, plus de 1 500 000 hectares qui appartenaient réellement à l’Angleterre, et qui maintenant font partie des États-Unis, au lieu de relever du bas Canada ou du Nouveau-Brunswick. La plus grande partie du bassin du fleuve Saint-Jean était perdue, bien perdue pour le Canada, et l’exécution du chemin de fer intercolonial en fut retardée de trente ans.

La délimitation des frontières à l’ouest du lac Supérieur a donné lieu, elle aussi, à de curieux incidents où la diplomatie anglaise n’a pas brillé davantage.

Plus à l’ouest enfin, un territoire bien plus important a été arraché à la domination anglaise par un concours de circonstances fort singulières. Le bassin du fleuve Orégon, découvert par des trafiquants canadiens, exploité par la Compagnie de la baie d’Hudson longtemps avant qu’un Yankee eût franchi les Rocheuses, fut un beau jour revendiqué par la République comme une dépendance… de la Louisiane. C’était hardi. Jamais sans doute Bonaparte ni Barbé-Marbois, son négociateur, n’avaient supposé que le territoire vendu par eux pour soixante-quinze millions de francs s’étendit aussi loin. L’Angleterre s’émut de ces prétentions insolites. On était en 1846 et la guerre parut un moment inévitable. Mais il advint que vers cette époque un frère du premier ministre britannique faisait partie d’une station navale sur les côtes du pays contesté. Grand amateur de pêche, il ne trouva que déceptions dans l’exercice de son sport favori. Peu faits aux nouveautés de la civilisation, les saumons de la Colombie se refusaient obstinément à mordre aux hameçons perfectionnés. De dépit, le noble pêcheur écrivit à Londres que tout ce pays ne valait point la peine qu’on levât le doigt pour le conserver, et son frère le premier ministre s’empressa de suivre ce conseil désintéressé. Se non è vero, è ben trovato. Ce qui est certain, c’est qu’aujourd’hui encore tous les habitants de la Colombie anglaise sont convaincus de l’exactitude de cette histoire. Si le grand fleuve Orégon n’est point la limite méridionale de leur province au lieu de la ridicule ligne quarante-neuvième, si les colonies naissantes de Puget Sound et tout le territoire actuel de Washington ont passé sous la bannière étoilée, tout cela, disent-ils, tient uniquement à ce que les saumons du pays n’ont point su comprendre l’honneur que leur faisait le frère du premier d’Angleterre en daignant les prendre de sa propre main. On sait que, depuis la décision arbitrale de l’empereur Guillaume dans l’affaire de l’île San Juan, les Anglais n’ont même plus la possession exclusive du détroit le plus rapproché des côtes de leur colonie de Vancouver. Mais revenons à l’exécrable route de l’Angle Nord-Ouest à Winnipeg.

Le 5 septembre, de bon matin, nous quittons la station de la Terre ou de la Bouche-Blanche. Nous traversons une région de terres sablonneuses, semées çà et là de blocs rocheux. La route est détestable : ce n’est à proprement parler qu’une piste ébauchée, décorée du nom de chemin ; les cahots deviennent effrayants. Notre véhicule résiste ; plus délicat, je suis prêt à crier merci, dût M. Pethers, endurci par ses vingt-cinq ans de vie semi-indienne, me traiter de poule mouillée. Cependant aux deux-tiers du chemin le pays s’améliore, le bois semble repousser plus vigoureusement dans les « brûlés », l’herbe drue et fine des clairières fait pressentir le voisinage des Prairies. Au dix-septième mille nous descendons pour déjeuner devant une modeste habitation. C’est le relais de la rivière Tête-Cassée (Broken Head River), que l’on appelle aussi quelquefois « rivière Tête-de-Vache ». La prétendue rivière n’est guère qu’un ruisseau coulant entre des berges argileuses et assez bien boisées. Elle va se jeter directement dans le lac Winnipeg, après avoir traversé plusieurs grands maskegs. La station est tenue par une famille de métis anglais, qui, n’ayant point d’enfants, ont adopté un jeune Sioux abandonné. Ce jeune Indien, le premier de sa nation que j’aie rencontré sur ma route, a tout à fait bonne tournure et sa figure médiocrement cuivrée respire l’intelligence. Le maître de céans nous fait les honneurs de sa maison, de son petit champ, de son jardin potager où, la nuit précédente, une légère gelée — la première de l’automne — a déjà jauni quelques feuilles. Dans les basfonds, nous dit-il, au bord des ruisseaux et des marécages, les gelées blanches sévissent parfois jusqu’au commencement de juillet et l’on voit que leur retour ne se fait guère attendre. Les terres modérément élevées, sèches et exposées aux vents souffrent beaucoup plus rarement de ces météores précoces ou tardifs.

Depuis le portage de la Hauteur des Terres, frontière d’Ontario, notre voyage s’était effectué en entier sur le territoire non encore organisé[1] des anciennes possessions de la Compagnie de la baie d’Hudson. Au delà de la rivière Tête-Cassée commence la province Manitoba.

Encore seize milles à faire jusqu’à la Pointe des Chênes, trente-deux jusqu’à Winnipeg ! Un peu de courage et un coup de collier. Hélas ! cette maudite route n’en finit pas. Et quels ressorts, bon Dieu ! Il faut être cuirassé comme un caïman du Sénégal pour braver l’effet de leurs soubresauts. J’en prends mon parti, notre course n’est plus qu’un cahot continu : c’est un supplice à l’état chronique. À peine m’aperçois-je que les arbres se font plus rares, que le chêne rabougri, parfois broussailleux, se substitue au pin cyprès. Tout à coup l’horizon s’ouvre ; des deux côtés une lisière de bois, dont nous venons de dépasser les derniers bouquets, semble marquer l’ancien rivage où venaient jadis expirer les flots d’un grand lac. Devant nous, l’Océan, un océan d’herbes et de fleurs : c’est la Prairie dans son immensité.

  1. Depuis que ces lignes ont été écrites, ce territoire a reçu un commencement d’organisation, sous le nom de territoire de Keewatin.