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tenu au beau fixe, se gâte tout à coup ; et bientôt une forte pluie d’orage, nous trempant jusqu’aux os, vient justifier le nom donné jadis à la rivière par quelque ancien explorateur, victime probablement d’une ou de plusieurs mésaventures du même genre. Nos embarcations n’étant point recouvertes, on se fait un abri de tout ce qui tombe sous la main. Au milieu du désarroi général, l’auteur parvient à retrouver enfin au fond du canot, dans un paquet de couvertures, un vieux parapluie emporté par mégarde en quittant Montréal, mais dont l’exhibition en cette circonstance provoque des cris d’admiration et d’envie. Plein d’un juste orgueil, il l’arbore triomphalement au-dessus de sa tête ; mais le vent, entrant en lice à son tour, le force bientôt à capituler, à mettre bas son arme défensive et à subir le sort du commun des martyrs. Mes vêtements de toile se collent au corps, mon chapeau de paille déformé devient une gouttière, les couvertures percées en mille endroits par les étincelles des tug-boats se montrent absolument impuissantes à me préserver de l’averse. Aussi, par moments, il me prend des tentations furieuses de sauter à l’eau, de me faire remorquer en saisissant quelque cordage et d’éviter ainsi par un procédé qui, pour être renouvelé d’un personnage proverbial, n’en est pas moins quelquefois plus rationnel qu’il n’en a l’air, l’effet agaçant de ces douches pénétrantes versées à pleins seaux.

Pendant ce malencontreux incident nous franchissons encore deux rapides, le « Manitou » et le « Long Sault », tous deux bien modestes — le dernier surtout — en comparaison de ceux de la Maligne. Un vapeur de force moyenne pourrait les remonter facilement, n’étaient les roches qui encombrent le passage du Long Sault et qu’on doit faire prochainement disparaître. Le Long Sault dépassé, nous arrivons à l’endroit où nous attend le gros vapeur du lac des Bois.

La journée du 3, sur ce gros steamer, fut la dernière de notre voyage par eau et la première, depuis Shebandowan, où nous n’eussions pas à subir l’ennui des portages. Nous fîmes d’une seule traite 144 kilomètres, dont 56 sur le cours inférieur de la rivière la Pluie et 88 sur le lac des Bois. À l’entrée du lac, les berges deviennent plus basses ; près du rivage, le foin de marais recouvre des eaux sans profondeur. Nous passons devant le petit poste de Hungry Hall, loges indiennes groupées autour d’un poste de traite. Quelle légende de souffrances et de privations se cache sous le nom peu engageant de cette station « la maison des affamés » ? Je n’ai pu le savoir.

Le lac des Bois est élevé d’un peu moins de 300 mètres au-dessus du niveau de la mer ; c’est un grand et beau lac, long et large d’environ cent dix kilomètres et divisé en deux parties bien distinctes par une passe étroite semée d’îles, appelée par les Anglais Les « Narrows » (défilés), et au-dessus de laquelle doit passer un jour sur un long viaduc le chemin de fer canadien du Pacifique. Les contours de la partie septentrionale, constellée d’îles et d’îlots sans nombre, découpée de baies de toute grandeur, sont encore imparfaitement déterminés. La nappe d’eau méridionale au contraire, aux rives moins accidentées, aux îlots plus rares, moins abritée par conséquent contre la violence des vents, soulève fréquemment en vagues énormes ses eaux pourtant bien peu profondes.

Les mille rivières qui naissent dans l’étrange région que nous avons appelée le « Pays des lacs » se réunissent dans ce vaste réservoir pour former à sa sortie la grande rivière Winnipeg. Celle-ci, supérieure en débit à la plupart des fleuves les plus vantés de l’Europe, écume sur 26 chutes ou rapides, qui nécessitent un même nombre de portages, presque tous désignés sur les cartes par les noms français qu’ils reçurent des anciens voyageurs Canadiens. Elle va rejoindre dans le lac du même nom les eaux apportées des montagnes Rocheuses par la puissante Saskatchewan, et du Coteau des Prairies dans le Minnesota et le Dacotah (États-Unis) par les affluents de la Rivière Rouge. C’est une surface supérieure à trois fois l’étendue de la France qu’égouttent les tributaires du lac Winnipeg. Aussi, quand l’énorme masse liquide amenée de tous les points d’un si vaste bassin s’échappe de son dernier réservoir pour aller rejoindre les eaux glacées de la baie d’Hudson, elle forme un des plus considérables et des plus dangereux fleuves du monde : le Nelson, célèbre dans tout le Nord-Ouest par ses chutes grandioses, ses rapides presque infranchissables et l’affreuse désolation des collines rocheuses, prolongement des Laurentides, à travers lesquelles il se fraye un chemin vers la mer.

Le lac des Bois, si redoutable à beaucoup de nos devanciers, se montra pour nous d’une incomparable clémence. On n’eût deviné une ride à la surface de ses eaux ; le temps était chaud, lourd, presque étouffant. Des effets de mirage se produisaient à l’horizon, où l’air tremblotait au contact des dunes littorales de sable blanc chauffées par le soleil. Bientôt un étrange phénomène de coloration se manifesta dans les eaux : d’ambrées elles devinrent verdâtres, mais d’un vert opaque, laiteux, présentant un aspect assez semblable à celui des eaux croupissantes d’une mare de basse-cour, où l’on aurait remué un peu de chaux éteinte. Je priai un homme de l’équipage de tirer un seau ou deux, et je pus constater alors que l’eau était restée parfaitement claire, mais qu’elle tenait en suspension des myriades de petits filaments d’un vert vif, longs de trois ou quatre millimètres à peine, sans largeur ni consistance appréciables, dont j’ignorais la nature animale ou végétale, mais qu’on m’assura être une petite algue d’eau douce. Nous fîmes bien vingt kilomètres au milieu de ces microscopiques organismes, qui ne se manifestent que les jours de calme plat, et qui disparurent aux approches du soir, dès qu’une brise légère eut commencé à rider la surface du lac.

Chemin faisant, nous apercevons un grand nombre d’Indiens, dont quelques-uns ont dans les veines quel-