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beaucoup d’occasions de déployer ses talents, et je suppose que son amour-propre en souffrait cruellement. Quant à la « Chaudière » du lac la Pluie, elle est loin d’égaler ses sœurs de Québec et d’Ottawa ; elle tombe d’une modeste hauteur de neuf à dix pieds seulement, et le portage de 300 mètres qu’elle nécessite se trouvera bientôt supprimé par la construction d’une écluse. Avec le petit canal qu’on se propose d’établir au Fort Francis, on aura alors, du portage Néquaquon à l’extrémité nord-ouest du lac des Bois, une ligne de 290 kilomètres de navigation continue.

Nous fîmes lestement 80 kilomètres dans la matinée du 2 septembre sur le lac de la Pluie, dont les bords sont généralement bas, rocheux et maigrement boisés. La plupart des nombreuses baies que forme cette vaste nappe d’eau sont couvertes de ce riz sauvage dont nous avons eu déjà l’occasion de signaler l’existence sur le lac de l’Esturgeon. Cette utile et curieuse plante, connue des « voyageurs » canadiens-français sous le nom très-mal approprié de folle avoine, ne se trouve sur le territoire britannique que dans le district que nous venons de traverser, et jusqu’au lac des Bois. Mais elle existe en abondance dans les innombrables lacs des régions similaires du Minnesota et du Wisconsin. De son grain on fait un excellent potage et sa tige est aujourd’hui employée en grand dans la préparation du papier ; elle rend une proportion de pâte supérieure à celle qu’on obtient de l’alfa.

Un peu au-dessous de l’endroit où le lac la Pluie se décharge dans la rivière du même nom par la « Grande Chute », haute de 8 à 9 mètres, se trouve le fort Francis, ancien poste de la Compagnie de la baie d’Hudson. Un agent des affaires indiennes y a sa résidence. En arrivant je fus parfaitement reçu par deux Canadiens-Français employés au fort, qui me présentèrent à M. Pethers, l’agent en question, et j’appris de lui avec grand plaisir que nous allions faire route ensemble jusqu’à Winnipeg.

Du lac des Mille-Lacs au lac la Pluie nous sommes descendus d’environ cent mètres, altitude bien faible pour justifier la notable différence de climat que tous les observateurs s’accordent à constater entre ces deux points. C’est qu’après la Grande Chute, rochers et collines disparaissent pour faire place à un riche sol d’alluvion qui s’étend sur les deux rives de la rivière la Pluie. Aux environs du fort on revoit pour la première fois depuis la baie du Tonnerre des bâtiments de ferme et des bestiaux dans les champs. Il semble même que cette région ait été autrefois cultivée. « Çà et là, dit M. Dawson, on y rencontre d’anciens défrichements faits par une race dont il ne reste pas de traditions. »

Au moment du départ, de nombreux sauvages viennent prendre congé de M. Pethers, et parmi eux on me montre Blackstone, l’orateur des Saulteux, un gaillard dont la peau rouge a, paraît-il, quelque chose de l’étoffe dont on fait les bons avocats. Pour la première fois je vois à cette conférence apparaître la « peinture » indienne dans tout son lustre traditionnel. Le vermillon, le noir de fumée et le bleu d’azur forment des lignes décoratives de l’effet le plus drôle sur la physionomie cuivrée de quelques-uns de nos visiteurs. Je me rappelle notamment un chef, coiffé d’un chapeau européen à larges ailes, sur lequel se balançaient orgueilleusement trois ou quatre plumes disposées en éventail. Sa face était outrageusement barbouillée de couleurs, mais son costume, beaucoup moins brillant, se bornait à un demi-pantalon et une chemise. Je dis un demi-pantalon, car tout le fond de l’ « inexprimable » vêtement avait été soigneusement découpé d’après un usage général parmi les tribus non encore converties aux principes modernes d’habillement. Il est juste d’observer que les plis flottants de la chemise cachaient à peu près cette fâcheuse lacune. Somme toute, nos Chippewas de Fort Francis, sans s’être européanisés comme ceux que nous avons rencontrés à la baie du Tonnerre, ont juste assez emprunté au costume des blancs pour se rendre disgracieux tout en restant malpropres. Ce n’est pas encore là que nous apercevrons l’Indien de nos rêves.

De Fort Francis au Long Sault sur la rivière la Pluie, il y a 56 kilomètres, et pour la dernière fois nous dûmes nous servir de barges remorquées par un toc.

La rivière la Pluie est un fort beau cours d’eau, digne de servir de frontière entre deux grandes nations. Elle a près de quatre cents mètres de largueur moyenne. Ses rives, où les arbres à feuilles caduques, ormes, tilleuls, chênes, hêtres, bouleaux et trembles, se rencontrent plus fréquemment que les conifères, n’ont plus rien de l’aspect un peu sévère et monotone de la région précédente. Pendant 120 kilomètres, de Fort Francis au lac des Bois, on s’imaginerait volontiers côtoyer un parc seigneurial aux massifs artistement disposés. Pour ne parler que du côté canadien, il y a là, sur une longueur de 160 kilomètres, le long de la rivière et de la partie sud-est du lac des Bois, une lisière d’alluvions comparables à ce que la vallée du Saint-Laurent a de plus beau. C’est au bas mot 100 000 hectares de première qualité que renferme ce district, au cœur d’une région dont le sol, généralement rebelle à la culture, recèle en revanche d’immenses richesses minérales.

Mais avant d’arpenter les terres, de les allotir et de les concéder, une précaution était indispensable, ne fût-ce que pour assurer la sécurité des futurs établissements. Il fallait obtenir des Indiens la cession de leurs droits sur les terrains convoités, et c’est dans ce but qu’on se préparait à conclure le traité dont j’avais tant entendu parler depuis mon départ de Thunder Bay.

Pendant les quatre jours que je voyageai en compagnie de M. Pethers, je recueillis de sa bouche une foule de détails intéressants sur les mœurs et habitudes des sauvages de son agence. Mieux que personne il pouvait me donner des notions exactes sur ses ad-