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traversons le lac Windegoostigon (20 kilomètres), le portage Français, les lacs Français et Kaogassikok réunis en une seule section navigable de 25 kilomètres au moyen d’une digue de onze pieds d’élévation, enfin le portage des Pins, où je rencontrai encore un Parisien, Ferdinand L***, jeune ouvrier mécanicien, fort satisfait des résultats d’une campagne pendant laquelle il avait déjà pu économiser un millier de francs, somme qu’il comptait bien doubler avant le printemps suivant, pour s’établir ensuite à son compte dans quelque localité du Canada. Après le portage des Pins vint le petit lac des Pins, long seulement de 2500 mètres, puis le portage des Deux-Rivières. Après le dîner, nous décidâmes de franchir pendant la nuit le lac de l’Esturgeon, long de 25 kilomètres.

D’abord tout sembla marcher à souhait. La nuit était tiède et sans brise ; notre petit remorqueur, chauffé de bois résineux encore vert, lançait bruyamment dans les airs une gerbe d’étincelles qui lui faisaient un superbe panache de feu. Les mille lueurs de ce feu d’artifice à jet continu se reflétaient dans les eaux tranquilles et prêtaient des formes fantastiques aux arbres du rivage. Que durent penser les pauvres Saulteux lorsque, pour la première fois, ils virent un de ces convois infernaux tracer sur leurs lacs un sillage enflammé ? Combien de conjurations adressèrent-ils au Grand Manitou, dans la loge de Médecine ? Aujourd’hui ils sont les premiers à profiter du nouveau mode de transport : on ne leur refuse presque jamais une petite place gratuite dans quelqu’une des embarcations traînées par le « cracheur de feu ».

La digue qui doit rehausser le niveau du lac n’était pas achevée, les eaux étaient basses, et bientôt nous nous trouvâmes arrêtés dans une sorte de marais couvert de riz sauvage (Zizania aquatica), où nos canotiers furent obligés de se mettre à l’eau jusqu’à mi-corps pour dégager les embarcations. À peine sortis de ce mauvais pas, un accident arrivé à la machine du toc nous force à atterrir et à camper dans les bois. Le domestique de M. Towers, un Iroquois, dresse rapidement la tente, après avoir allumé un feu de branches de sapin destiné à éloigner les « brûlots », de cuisante mémoire. Le lendemain matin, nous repartons, tant bien que mal ; mais après 4 à 5 kilomètres, crac ! voilà le remorqueur arrêté : c’est l’histoire de la nuit qui recommence. Cette fois, nous relâchons sur un petit îlot rocheux couvert de bluets (Blueberries, Vaccinium Canadense), petites baies couleur de raisin noir, qui figurent avec honneur sur les meilleures tables du Canada. Enfin, après une réparation provisoire, nous arrivons, non sans peine, au portage de la rivière Maligne, où l’on décide de passer le reste de la journée, ainsi que celle du lendemain dimanche.

La rivière Maligne mérite à tous égards le nom que lui ont donné les vieux voyageurs : elle a des courants, des remous, des tourbillons d’autant plus perfides, qu’en certains endroits la surface semble d’un calme plus parfait. Sans un brave homme de charpentier qui me cria à temps d’éviter un endroit dangereux vers lequel je nageais en toute confiance, mon voyage se terminait brusquement, le dernier jour du mois d’août 1853, et ces mémorables incidents fussent restés à jamais ignorés des nombreux lecteurs du Tour du Monde. Je jurai de ne plus me laisser prendre au sourire trompeur des eaux courantes,

À l’heure où j’écris ces lignes, la malencontreuse rivière doit avoir été domptée par l’érection, à son débouché dans le lac Lacroix, d’une digue de dix-sept pieds de haut, destinée à faire disparaître battures, courants et rapides.

Nous partîmes sans toc, en barge, du portage de la rivière Maligne. La barge ne vole pas sur les eaux comme le canot d’écorce ; il ne faut pas moins de douze ou quinze hommes pour la traîner sur les portages, mais d’habiles rameurs savent tout aussi bien la diriger au milieu des rapides, et le patron la fait manœuvrer avec une aisance surprenante à l’aide de l’énorme rame qui lui sert de gouvernail. Sur la rivière Maligne, nous eûmes à sauter successivement cinq ou six de ces rapides. Après un moment de descente sur un plan incliné dont la pente semble d’abord n’altérer en rien la netteté du miroir liquide, on entre dans une zone légèrement houleuse, bientôt suivie d’énormes bouillons. Un coup de rame maladroit, un mouvement inconsidéré, et nous allons nous briser contre quelqu’une de ces roches que blanchit au-dessous de nous l’écume du rapide. Mais non, la proue fend d’aplomb le milieu de la veine recourbée du « sault » ; une sensation indéfinissable, un haut-le-cœur qui a la durée d’un éclair, nous donne conscience à la fois de la hauteur de la chute et de la vitesse de la descente. Parfois la barge rase l’écueil de si près qu’on croirait entendre le frôlement de la carène. Arrivée au bas de sa course et suivant son impulsion première, elle plonge un instant, au point d’embarquer quelques paquets d’écume, enlevés à la crête des plus formidables bouillons, mais aussitôt elle se relève et suit le fil du courant avec la vélocité d’une flèche, jusqu’à ce que la résistance d’une eau plus tranquille vienne enfin modérer son allure.

À partir du lac Lacroix ou Néquaquon, où la Maligne tombe par deux jolies cascades d’une dizaine de pieds, la route des canots détermine la ligne frontière entre le Canada et les États-Unis. Nous y retrouvons un « tug-boat » et nous faisons encore 27 kilomètres jusqu’au portage Néquaquon, le plus long de toute la route. Il a 4 400 mètres sur un sol marécageux où croissent des épinettes au sombre feuillage. À notre approche, de jolis écureuils s’élancent d’un bond au plus épais des fourrés. Je note ce fait, car dans ce voyage de dix jours sur des lacs entourés de forêts je n’ai aperçu d’autres quadrupèdes indigènes que quelques oursons enchaînés à la porte des stations.

Nous traversons de nuit le lac Namikan ou Nameukan, long de 25 kilomètres, au son de ces naïves