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le pays comme un immense lac parsemé de crêtes de terre, que comme une terre entrecoupée d’eau. Un fait remarquable, particulier à cette région, c’est que les cours d’eau n’y sont point sujets à des crues subites ou considérables. Cette circonstance très-favorable est due en premier lieu aux lacs, qui, servant de réservoirs, s’élèvent tranquillement pendant la crue des eaux, pour s’abaisser ensuite avec la même lenteur. Elle est également due à la nature du pays, qui est en général fortement boisé. La quantité annuelle de pluie est excessive : aussi les cours d’eau contiennent-ils un volume très-considérable comparativement au bassin qu’ils égouttent. »

Pour établir entre le lac Shebandowan et le lac des Bois une voie, navigable sans transbordement, il ne faudrait pas moins de 135 à 140 mètres d’écluses. On a renoncé pour le moment à exécuter ce dispendieux travail, au moins en ce qui concerne la première moitié du trajet, qui est aussi la plus accidentée et s’étend jusqu’au lac de la Pluie. Sur toute cette section on s’est contenté d’élever des digues au débouché de certains lacs, afin d’avoir un fond suffisant pour les grosses « barges » de quatre à cinq tonneaux. À chaque portage, des voitures transbordent le chargement d’un lac à l’autre, et sur chacune de ces nappes d’eau par des portages on a transporté une petite chaloupe à vapeur, un « tug-boat », ou, comme disent les Canadiens-Français, un toc qui peut remorquer à la fois jusqu’à cinq ou six lourdes embarcations.

C’était une chaloupe de ce genre qui nous attendait à l’embarcadère du lac Shebandowan. Le mécanicien-chauffeur était un nègre de la plus belle eau, égaré, je ne sais comment, dans ces régions peu tropicales ; grand et solide gaillard d’ailleurs, bien découplé, passionné pour la musique, et paraissant aimer le mot pour rire. Parmi les pagayeurs et canotiers des barges il y avait des Saulteux, des Iroquois, des Canadiens-Français et un ou deux Anglais.

La traversée du lac, longue d’environ trente kilomètres, se fit rapidement, et nous arrivâmes d’assez bonne heure au petit portage de Kashabowie (en français Kachibouais) ; mais, au lieu de continuer mon chemin sans désemparer, je me laissai persuader de passer la journée entière en compagnie du jeune chef de la station, M. Mackenzie. Malgré son nom écossais, mon hôte, originaire de Trois-Rivières et ex-zouave pontifical, se considérait lui-même comme un Franco-Canadien pur sang. Il en avait les sentiments, et surtout les antipathies, au point de paraître parfois un peu chauvin. Je rencontrai également à Kashabowie un charpentier parisien, nommé Jacques V…, émigré l’année précédente au Canada, et que je devais retrouver un mois et demi plus tard à Manitoba, où il est venu s’établir définitivement. Il paraissait fort content de son sort et se promettait de faire venir de France quelques-uns de ses amis. Ce jour-là fut aussi marqué par deux bains froids, l’un pris dans toutes les règles et troublé seulement par l’attaque de quelques sangsues faméliques ; l’autre involontaire, et dont ma maladresse fut la cause. M. Mackenzie, voulant me faire goûter les plaisirs d’un sport nouveau pour moi, m’avait proposé une promenade en canot d’écorce. Peu familiarisé avec l’équilibre de ce léger esquif, je m’étais à peine installé au fond, qu’un mouvement trop brusque fit chavirer navire et passager dans des eaux heureusement fort peu profondes, d’où je sortis ruisselant des pieds à la tête, faisant écho d’assez mauvaise grâce aux éclats de rire de mes hôtes.

Le 28 août, au matin, M. de Hertel, M. Towers, le second ingénieur de la route Dawson, et moi, nous quittions la station de Kashabowie dont le portage n’a qu’un kilomètre de long, et retrouvions de l’autre côté, sur le lac du même nom, un nouveau toc et de nouvelles barges. Après une traversée de 13 kilomètres environ, se présente un nouveau portage, celui de la Hauteur des Terres, à peu près aussi court que le précédent. Ici nous quittons définitivement le bassin du Saint-Laurent, dont nous franchissons la ligne de faîte à 545 mètres d’altitude. Nous quittons en même temps la province d’Ontario, dont la frontière suit la ligne de partage des eaux. Ce point toutefois est contesté pour la région que nous venons de traverser, en vertu dune vieille charte française qui donnait pour limite occidentale au Canada le prolongement du méridien passant au point de jonction de l’Ohio et du Mississipi, sur l’emplacement actuel de Cairo. Ce méridien partagerait en deux la baie du Tonnerre, dont la portion occidentale, avec Fort William, appartiendrait au territoire du Nord-Ouest.

Chemin faisant, M. Towers me montre, à quelques pas de la route, une jolie petite source, tête du premier ruisselet que nous voyons couler dans la direction nouvelle, et chacun de nous boit une gorgée d’eau claire et fraîche, puisée à l’origine de l’un des tributaires de la baie d’Hudson, et, par elle, de l’immense bassin de l’océan Glacial arctique. Puis nous naviguons sur un lac semé d’îles verdoyantes qui le découpent en mille petites nappes d’eau : d’où le nom très-français de lac des Mille-Lacs.

Trois heures et demie de navigation sur ce charmant bassin nous ont fait avancer de trente kilomètres. Nous nous arrêtons ensuite au portage Baril, long de 400 mètres à peine, et entouré de monticules assez élevés. Sur le lac Baril (13 kilomètres) nous retrouvons les étroits chenaux, les défilés entre deux murailles de roches moussues et d’arbres verts gracieusement éclairés par le soleil couchant. Mais, pourquoi ne pas l’avouer ? l’éternelle combinaison d’un ciel bleu, d’eaux couleur d’ambre et de toutes les teintes vertes finit à la longue par engendrer l’indifférence.

Nous passons sous la tente, au petit portage Brûlé, la nuit du 28 au 29, non sans faire ample connaissance avec messieurs les « brûlots », ces impitoyables moustiques de l’Amérique septentrionale, qui, en dépit de la latitude, se montrent aussi sanguinaires que leurs congénères sénégalais. Le lendemain nous