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ou inconnus, qui s’empressent de répondre à ce bon procédé par une invitation à tour de rôle. Après quelques heures consacrées à l’échange de semblables politesses, ce qu’on a de plus sage à faire, c’est d’aller se mettre entre deux draps. La nature ne m’ayant pas gratifié d’un de ces estomacs cuirassés comme il en faut pour tenir tête aux dieux norses de Thunder Bay, je m’efforçai modestement de mettre fin à des présentations trop multipliées, et parvins, non sans peine, à entraîner mon cicerone dans une promenade extra-muros. Chemin faisant, nous passâmes devant les débris fumants de ce qui avait été le logis d’Edward O… Son ex-propriétaire avait déjà dressé tout près une sorte de wigwam, et, philosophiquement assis sur un monceau d’objets disparates arrachés à la catastrophe, il calculait sans doute ce qu’il faudrait de temps et d’argent pour rouvrir son « hôtel ».

Fort William et bouche de la Kaministiquia. (voy. p. 234.) — Dessin de Th. Weber, d’après une gravure américaine.

Le lendemain se passa en préparatifs de départ et en visites à l’éminent ingénieur chargé de la création et de l’entretien de la route à laquelle on a bien justement donné son nom. Grâce à l’obligeance de M. Dawson, je n’eus point à me préoccuper de la question des vivres, dont on est ordinairement obligé de se pourvoir pour ce trajet de neuf à dix jours. Je me bornai donc à l’achat de deux couvertures, indispensables pour camper dans les hangars-abris ou sous la tente. Le soir, en compagnie d’Edward et d’un de ses amis, nous fîmes une promenade en canot qui nous conduisit près du campement d’une famille de Saulteux. Les hommes étaient absents, à la chasse ou à la pêche ; femmes et enfants étaient vêtus fort proprement, à l’européenne, et quelques-uns d’entre eux, au teint plus clair, paraissaient être de sang mêlé. Parvenu à plus de trois mille kilomètres de l’embouchure du Saint-Laurent, je n’avais pas encore vu d’Indien revêtu d’un costume qui ne fût pas celui de tout le monde, et les pauvres Saulteux de la baie du Tonnerre étaient les premiers qui ne connussent ni l’anglais ni le français. Avis aux amateurs d’émotions et de couleur locale à outrance ! On ne scalpe plus guère que dans les romans édités à Paris, ou dans quelque coin reculé des Rocheuses. Le Nuage-Rouge, l’Aigle à la prunelle flamboyante, et autres guerriers fameux, s’habillent comme le plus vulgaire des émigrants irlandais. Dernièrement même, on a vu un ex-colonel et un ex-général de l’armée confédérée, l’un Creek, l’autre Cherokee pur sang, parcourir les villes de l’Union américaine, et donner aux Visages-Pâles, dans la langue de Shakspeare et de Webster, des conférences fort suivies sur les sujets les plus divers, y compris les affaires indiennes.


XI

De la baie du Tonnerre au lac la Pluie. — La route Dawson. — À travers les bois. — Étymologie et effets physiologiques d’un chemin de corduroy. — Tempérance obligatoire. — Le lac Shebandowan.


Ce n’est pas une mince affaire, même pour une grande puissance, d’établir une voie de communication sûre et facile à travers plus de sept cents kilomètres d’un pays tourmenté, inhabité, presque entièrement inconnu. Telle est pourtant l’entreprise que le gouvernement canadien a courageusement abordée. En peu d’années, ses ingénieurs ont exploré le réseau inextricable de lacs et de forêts qui s’étend entre le lac Supérieur et les Prairies ; ouvert des chemins carrossables à travers les bois, les rochers et les marécages ; surélevé par des digues le niveau des nappes d’eau trop peu profondes, et diminué le nombre des rapides et des portages. L’hélice des chaloupes à vapeur et des grands « steamers » a sillonné des eaux qui n’avaient jamais porté que le canot d’écorce de l’Indien ou la barge du voyageur. En un mot, à force d’énergique volonté, de dépenses et d’intelligente obstination, le Canada s’est donné une route qui lui permet de transporter sur son propre territoire ses émigrants, ses soldats et son matériel. Toutefois, si la création de la route canadienne répond à une né-