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veau du lac ; on assure qu’elle renferme de riches gisements argentifères. La côte, toujours rude et escarpée, est d’une beauté de lignes saisissante ; les pins, les mélèzes, les épinettes recouvrent de leurs fourrés épais toutes les pentes inférieures, que surplombent des masses de gneiss aux parois nues et vivement colorées. Les îlots succèdent aux îlots et le Francis Smith suit dans leurs courbes capricieuses les passes dangereuses qu’ils laissent entre leurs escarpements. Enfin, devant nous, s’ouvre une baie spacieuse, encadrée de montagnes de 350 à plus de 400 mètres d’élévation, fermée du côté du large par l’île Saint-Ignace, et par une haute presqu’île qui la sépare d’un autre grand enfoncement appelé la baie Noire. À l’extrémité septentrionale, une rivière aux eaux claires comme celles du lac lui-même se décharge dans une sorte d’arrière-port protégé par l’île Verte et la Grange, masses rocheuses qui, surgissant à pic des profondeurs du golfe, portent leur crête à une hauteur de plus de 250 mètres… On dirait les fragments d’une jetée colossale, rompue jadis par quelque cataclysme. Tout cet ensemble harmonieusement groupé, splendidement éclairé, brillant de couleur, imposant dans sa majesté sauvage, forme le plus admirable panorama que j’aie contemplé depuis ma visite à la citadelle de Québec. Nous venons d’entrer dans la baie et dans la rivière Nipigon.

Par le volume et la pureté de ses eaux, la rivière Nipigon doit être regardée comme la tête de tout le système fluvial du Saint-Laurent. Le grand réservoir d’où elle sort, et à qui elle doit une limpidité contrastant avec la couleur ambrée de tous les autres tributaires du lac Supérieur, est à 47 kilomètres au nord. Son nom indien signifie « profonde eau claire » ; et, comme toutes les désignations géographiques tirées des idiomes poétiques et imagés des indigènes, il est d’une rigoureuse exactitude. Le lac Nipigon, élevé de 286 mètres au-dessus du niveau des mers (de plus de 100 au-dessus du lac Supérieur), est de forme elliptique : il a de 110 à 120 kilomètres de long sur 80 de large, un pourtour de 900 à 950 kilomètres, et dans certains endroits une sonde de plus de 160 mètres n’y a point rencontré le fond. Il est tout parsemé d’îles et d’îlots boisés qui lui donnent une grande beauté. M. Bell, explorateur de la commission géologique du Canada, en évalue le nombre à plus d’un millier.

Nous nous arrêtons un bon moment à la Roche-Rouge (Red Rock House), poste de la Compagnie de la baie d’Hudson, bâti près de l’embouchure de la rivière ; puis, descendant le courant, nous « sortons de la baie par la passe étroite qui sépare les îles Saint-Ignace et Fluor de la grande presqu’île dont j’ai parlé plus haut. La journée se termine dignement par un splendide coucher de soleil. À l’horizon, bien loin derrière nous, disparaît progressivement la base des hauts promontoires au pied desquels nous passions tout à l’heure, tandis que leurs sommets, dorés par les derniers rayons, semblent, grâce à un curieux effet de mirage, se hausser sur un gigantesque piédestal de nuées blanches et tremblotantes qui viennent s’interposer entre les cimes lointaines et leur image réfléchie dans les eaux. Pendant la nuit, le capitaine fait stopper quelques minutes devant Silver Islet (l’îlot d’Argent), roc insignifiant il y a quelques années, mais où l’on exploite aujourd’hui une veine d’argent sulfuré dont trente ouvriers ont extrait en 1871 pour six millions de francs de minerai. À l’aube du 24 août, nous abordions enfin à l’extrémité de l’appontement de Prince Arthur Landing, terme de notre traversée et tête de la route canadienne de la Rivière Rouge. Le Francis Smith devait continuer sa route jusqu’à Duluth, ville nouvelle de l’État du Minnesota, bâtie à l’extrémité de l’enfoncement sud-ouest du lac Supérieur, que l’on désigne encore par l’expression française de « Fond du Lac ».

Prince Arthur Landing, plus communément appelé Thunder Bay ou baie du Tonnerre, est une ville naissante, qui doit ressembler beaucoup à ce qu’était Collingwood la deuxième ou troisième année de son existence. Une centaine de maisons s’éparpillent le long d’un rivage en pente d’où l’on embrasse une fort belle vue sur les promontoires et les îles qui ferment la baie du Tonnerre, presque aussi profonde et aussi sûre que celle de Nipigon. Toutefois la grande île, riche en minerai, qui forme ici le dernier plan de l’horizon, l’Isle Royale, ne fait déjà plus partie du Canada : les traités l’ont attribuée aux États-Unis. À 5 ou 6 kilomètres du débarcadère, à l’embouchure de la Kaministiquia, est un poste de la Compagnie de la baie d’Hudson, le fort William, autour duquel un missionnaire français a réuni quelques centaines de Chippewas qu’il s’efforce d’initier aux premiers rudiments de la vie civilisée.

Le 24 août était un dimanche : je n’avais aucune raison pour supposer que ce jour-là se célébrât à Thunder Bay autrement qu’à Montréal ou à Toronto. Aussi, après avoir trouvé un gîte dans une bicoque en planches — et à deux étages, s’il vous plaît ! — dont le propriétaire était un Teuton naturalisé Américain, ne pensais-je qu’à fuir au plus tôt l’atmosphère puritaine du « sabbat » en faisant quelque excursion dans les bois du voisinage, lorsque, en dépassant le seuil de mon « hôtel », je sentis une main s’abattre sur mon épaule. J’entendis un organe essentiellement parisien me poser cette simple question :

« Eh bien ! comment trouvez-vous la boîte ? »

Le mot boîte, dans l’acception employée par mon interlocuteur, n’a pas encore été, que je sache, naturalisé au Canada ; de plus, l’accent ne me permettait pas de douter un instant que j’eusse devant moi un enfant authentique de la grande capitale. Je me retournai aussitôt et répondis avec une pointe de défiante réserve — disons-le, à la honte de la nature humaine, c’est le premier sentiment qu’éveille d’ordinaire l’accolade d’un compatriote inconnu en pays si lointain :