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lices : « Le dernier coup de fusil tiré en Amérique pour la domination anglaise le sera par un Canadien-Français. » Et je me demandais, si par hasard, dans le cas d’une guerre que la sagesse des deux peuples rend heureusement chaque jour plus improbable, ce ne serait pas de l’arme d’un Canadien naturalisé Yankee que partirait aussi le premier coup de feu dirigé contre le drapeau britannique ?

Toute la région avoisinant l’établissement américain du Sault Sainte-Marie a été l’objet d’un de ces litiges interminables dont les annales de la justice civile anglo-saxonne fournissent un certain nombre d’exemples. Un peu avant la perte du Canada, un vaste district situé au sud de la rivière Sainte-Marie avait été concédé en seigneurie par le roi de France, suivant l’usage du temps, au comte de Répentigny, pour le récompenser de ses nombreux services. La fatale conclusion de la guerre de Sept ans empêcha le nouveau seigneur de prendre possession de son domaine. Vers 1803, les héritiers du comte songèrent à revendiquer près du gouvernement des États-Unis, devenu par le traité de 1782 possesseur de cette partie de l’ancien Canada, les droits concédés au chef de leur famille par le roi Louis XV. Le gouvernement les renvoya devant les tribunaux réguliers. De là une série de procès qui durèrent soixante-dix ans et où toutes les ressources de l’arsenal de la chicane furent mises à contribution. Enfin, en 1873, la cour suprême des États-Unis reconnut définitivement le bien fondé des réclamations présentées par les héritiers de Répentigny.

Killarney, sur le lac Huron (voy. p. 229.) — Dessin de Th. Weber, d’après une gravure américaine.

Pendant que traînait le procès, la colonisation américaine marchait à pas de géant ; le canal du Sault Sainte-Marie avait été creusé, le territoire du Michigan, peuplé de 2 000 blancs à peine en 1803, était devenu un riche État de 1 200 000 âmes, et la valeur du district en litige avait augmenté en conséquence. Aussi, bien que le patrimoine restitué à la famille française ait été considérablement écorné par les frais de justice et les « solicitors », on n’en évalue pas moins à plusieurs millions de dollars le bénéfice que les plaideurs ont retiré de leur persévérance.

Le « sault » ou rapide n’a rien de bien remarquable. Si sa chute de 7 mètres a suffi pour nécessiter la construction d’un canal, il n’a ni la masse d’eau ni les hautes vagues qui donnent une grandeur imposante aux rapides de la Chine au-dessus de Montréal. Dans cette saison surtout, la rivière Sainte-Marie est loin de répondre à l’idée qu’on se fait volontiers de l’émissaire du plus grand lac du monde, lac d’environ 8 300 000 hectares recevant le tribut de plus de quatre-vingts rivières dont douze ou quinze soutiendraient la comparaison avec bon nombre de nos fleuves d’Europe. L’apport de tant d’affluents suffit à peine à remplacer tout ce que boit le soleil ardent du mois d’août. Aussi la Sainte-Marie, tête du majestueux Saint-Laurent, n’est-elle à cette époque de l’année qu’une rivière assez ordinaire, rappelant le grand fleuve par la limpidité et la belle couleur verte de ses eaux. La roche sur laquelle passe le rapide est formée d’un grès friable appartenant à la formation silurienne inférieure. Ses saillies sont facilement emportées par les eaux qui régularisent ainsi leur lit. De là le peu de violence du courant. Du côté canadien, il serait tout aussi aisé de creuser un canal que sur la rive opposée. C’est un projet qui revient de temps à autre sur le tapis, surtout depuis qu’en 1870, lors des troubles de la Rivière Rouge, les États-Unis ont péremptoirement refusé de laisser passer sur leur territoire les vapeurs chargés de munitions et de troupes pour la colonne expéditionnaire de sir Garnet Wolseley.