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Manitouline surtout renferme, parmi ses 300 000 hectares, des étendues assez considérables de bonnes terres et de pâturages. C’était, jusque dans ces dernières années, une réserve indienne. Un arrangement ayant permis d’en ouvrir une partie à la colonisation, quelques cantons ont été arpentés ; néanmoins, sur ses 2 011 habitants, 1 562 appartiennent à la race indienne. La plupart sont catholiques romains ; quelques-uns ont embrassé le méthodisme ; une centaine à peine adorent officiellement les manitous à qui l’île avait été spécialement consacrée par leurs ancêtres. Mais il n’est pas bien sûr que leurs compatriotes prétendus chrétiens ne rendent point en secret les mêmes hommages qu’autrefois aux divinités des lacs et des bois.

Les Indiens de Manitouline appartiennent pour la plupart à la nation des Odjibeways ou Chippewas que les Canadiens-Français appellent communément les « Saulteux », du Sault Sainte-Marie près duquel ils les rencontrèrent pour la première fois. Ainsi que les Crees ou Cris, ils font partie de la grande famille des Algonquins. On les retrouve depuis le lac Huron jusqu’à la Rivière Rouge, sur le territoire canadien comme dans les États du Michigan, du Wisconsin et du Minnesota. Leur nation compte dans les deux pays près de 40 000 individus, et n’est inférieure en nombre dans cette partie de l’Amérique du Nord qu’aux redoutables Sioux. Quoi qu’en disent certains ethnologues, elle ne semble nullement en voie de diminution. Quant à l’île elle-même, le trait caractéristique de sa configuration est le grand nombre de baies qui échancrent ses bords et les lacs qui abondent dans son intérieur. On loue son climat adouci par le voisinage des eaux du lac Huron et par celui des collines rocheuses de la grande terre, qui l’abritent partiellement des vents du nord. Le blé d’Inde, les melons, les tomates, les prunes et les cerises y viennent à maturité ; ses lacs et ses étangs abondent en poisson. On rencontre encore dans ses forêts quelques ours et quelques caribous, mais les castors ont été depuis longtemps exterminés. Elle présente une série de plateaux unis dont les saillies abruptes sont tournées vers le nord, de sorte que la surface tout entière s’incline à peu près uniformément vers le sud, le dernier plateau plongeant en pente douce dans les eaux du lac Huron.

La soirée du 20 août nous trouva longeant la grande terre à travers un archipel d’îlots. Le ciel était d’une admirable pureté ; quelques jeunes misses américaines, aussi résolues qu’enjouées, organisèrent un petit concert vocal dont l’exécution mérita les applaudissements de toute l’assistance. Durant la plus grande partie de la nuit, nocturnes et fragments d’opéras jetèrent leurs notes aux sauvages échos des montagnes de la Cloche, peu habitués à tant d’harmonie.

Le lendemain le vapeur s’arrête quelques heures aux mines de cuivre sulfuré de Bruce, où l’on débarque au moyen d’un long appontement en bois jeté sur les eaux sans profondeur. De grandes décharges de gangue minérale, quelques cabanes en bois, une maigre végétation parmi des rochers peu élevés, donnent un aspect vulgaire aux abords de cette exploitation, qui occupe, dit-on, de quatre à cinq cents ouvriers.

En quittant Bruce Mines nous nous engageons dans un nouveau défilé d’îles verdoyantes, dont l’une porte le singulier nom de « Campement d’Ours ». Nous suivons un chenal tortueux dont la ligne médiane détermine la frontière entre le Dominion et les États-Unis. Deux dilatations inégales forment le grand et le petit lac George, également bien encadrés par de ravissants massifs d’arbres de toutes essences. Au soir, nous étions en face du Sault Sainte-Marie, qui donne son nom à deux villages, l’un situé sur la rive canadienne, l’autre sur la rive américaine. Le canal se trouve sur le territoire des États-Unis. Arrivés trop tard pour le traverser le jour même, nous restons au mouillage jusqu’au lendemain matin. Le canal est un remarquable travail ; il est long d’un peu plus d’un kilomètre et demi et possède deux écluses espacées de 107 mètres, larges de 21, et hautes de 3 mètres 66 centimètres. Quoiqu’il donne aisément passage à des vapeurs de deux mille tonnes, Les États-Unis font construire une seconde branche dont la profondeur sur les seuils sera de quatorze pieds.

Le 22, de bon matin, en attendant l’ouverture des écluses, nous descendons à terre et allons tout d’abord donner un coup d’œil aux travaux du nouveau canal. Plusieurs centaines d’ouvriers, Norvégiens pour la plupart, sont employés à l’excavation des terres. À l’expiration de leur contrat, ils doivent recevoir des lots de ferme dans les environs. Tout le nord du Michigan, le Wisconsin, le Minnesota, se peuplent ainsi peu à peu d’émigrants de cette énergique et honnête race scandinave, l’un des meilleurs éléments que l’Europe puisse fournir au Nouveau-Monde.

Un des préposés au péage se trouve être un Canadien-Français devenu citoyen américain, et, comme de raison, fervent annexionniste. En moins d’une demi-heure il me donne une foule de détails intéressants sur le pays. Il y a dans le seul État du Michigan 90 000 habitants d’origine canadienne-française qui ont plus ou moins conservé l’usage de leur langue nationale, et si l’annexion qu’il appelle de tous ses vœux venait jamais à se réaliser, quelques portions de l’État deviendraient en peu de temps de petits Canadas.

« Mais, lui dis-je, croyez-vous que vos compatriotes restés au pays tiennent tant que cela à devenir citoyens de la république de Washington ?

— Monsieur, réplique-t-il aussitôt d’un air sentencieux, il n’y a en Canada de contraire à l’annexion que les gens en charge, les créatures du gouvernement, et ce sont des moitiés d’Anglais ! »

En écoutant ce brave anglophobe, une association d’idées assez naturelle me fit tout à coup ressouvenir de la prédiction célèbre lancée jadis par sir Étienne Taché dans son discours sur l’organisation des mi-