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jours pour aller de Collingwood à la baie du Tonnerre. Par galanterie sans doute pour nos charmantes passagères, le Neptune d’eau douce où — si l’on préfère la mythologie indienne à celle des Hellènes — le Manitou qui préside aux ébats des grands lacs, avait proféré son menaçant Quos ego ! quos ego ! à l’adresse des turbulents Éoles de ces parages ; nous eûmes un temps splendide, sauf à l’entrée du lac Supérieur, où des brouillards froids et pénétrants nous entourèrent au delà d’une demi-journée. Rien de plus pittoresque d’ailleurs que ce voyage le long des côtes canadiennes, toutes semées d’îles et d’îlots formant parfois de vrais labyrinthes de rochers et de verdure. Les îles de Manitouline, Cockburn, Drummond, Saint-Joseph, Ncebish, Sugar et une multitude d’îlots plus petits, se suivant comme les anneaux d’une même chaîne, continuent la presqu’île de Saugeen ou presqu’île Indienne, qui s’allonge entre le lac Huron et la baie Géorgienne ; elles forment pendant environ 300 kilomètres, de Kil-Jarney au Sault Sainte-Marie, un détroit où l’on navigue comme dans les eaux calmes d’un fleuve. Ce détroit, tantôt réduit à un chenal de quelques centaines de mètres, tantôt s’élargissant jusqu’à cinq ou six lieues, offre une variété inépuisable de points de vue. L’aspect sévère, les pentes abruptes, les déchirures des promontoires de la côte ferme, dont les roches cristallines appartiennent exclusivement à la formation huronienne, contrastent avec les lignes doucement ondulées des rivages siluriens de Manitouline, et cette opposition, dont les effets se combinent de mille façons diverses, donne au paysage une grandeur originale.

Un élévateur, à Collingwood (voy. p. 226). — Dessin de Th. Weber, d’après une gravure américaine.

À l’entrée du détroit, le Francis Smith s’arrête environ une heure en face de Manitouline devant un hameau affublé du nom irlandais de Killarney, mais qui n’a guère pour habitants que des Indiens Chippewas et des métis canadiens-français. Une cabine en planches où l’on vend pêle-mêle des denrées communes, des curiosités indiennes, des mocassins, des armes, etc. constitue l’unique magasin du village ; mais si la boutique est petite, le marchand, un métis canadien, n’en porte pas moins un grand nom, dont il se montre très-fier. Il s’appelle M. de la Morandière. Une conversation de quelques instants avec ce descendant des preux angevins et des guerriers peaux-rouges m’apprend que les gens de Killarney fondent de grandes espérances sur la future découverte de divers gîtes minéraux, et notamment de sources de pétrole.

Rien d’âpre et de stérile comme la région située au nord des lacs Huron et Supérieur à laquelle on a donné le nom de district d’Algoma. Ce ne sont partout que roches, lacs et marais. Là où poussaient jadis quelques arbres rabougris, le feu à passé, calcinant jusqu’à la mince couche de terre végétale dont se nourrissaient les racines. Les explorateurs du Pacifique canadien ont dû aller jusqu’au delà de la Hauteur des Terres, dans le bassin de la baie d’Hudson, avant de trouver un tracé praticable. Aussi, sur onze millions d’hectares, plus du cinquième de la France continentale, on ne comptait en 1861, dans le district d’Algoma, que 4 916 individus. En 1871, ce nombre s’élevait en tout à 7 018, dont 3 622 Indiens et 1 035 Canadiens-Français. Un peu moins de la moitié (3 356) appartenaient à la religion catholique romaine ; mille Indiens environ restaient attachés aux pratiques du paganisme.

De cette faible population, le tiers environ vivait sur l’île Manitouline. C’est qu’en effet, bien que généralement couvertes de cailloux ou composées de roches plates et nues, les îles du lac Huron sont encore la portion la plus habitable de cette région. La grande