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Revoir la terre après de longues semaines de traversée est un bonheur que ceux de mes lecteurs qui ont navigué se rappelleront sans doute. Il s’augmentait ici de ce que cette première terre était une colonie française.

La Grande-Terre était devant nous avec ses côtes plates couvertes de cannes à sucre. La Rivière Salée la sépare des montagnes couronnées par le volcan de la Soufrière, qui porte à quatorze cent quatrevingt-quatre mètres son cratère couvert de vapeurs de soufre. Nous venions de quitter les eaux profondes où se jouaient les dauphins ! en troupes bondissantes, comme des légions de chevreaux aquatiques, et Îles vols d’exocets ou poissons volants, qui rasaient les vagues comme des flèches d’acier. ,

Nous mouillômes bientôt à la Pointe-à-Pitre, rade charmante entourée de forêts de lauriers et de bouquets de palmiers, au fond de laquelle la ville est enchâssée comme dans une conque de verdure. Un des canots qui font le transport des passagers prit mes deux compagnons et moi, et quelques instants après nous foulions pour la première fois le sol des Antilles.

Qu’on me permette ici une présentation et une explication, nécessaires pour qui voudra bien me suivre dans ce récit.

Poussé par un très-vif désir de contempler la nature tropicale et équatoriale, vers laquelle m’appelaient des études déjà anciennes comme botaniste et rédacteur d’un journal scientifique, j’avais’reçu de M. le ministre de l’instruction publique de France la mission d’explorer quelques parties imparfaitement connues de la Nouvelle-Grrenade, de l’Équateur et du Pérou. Ma commission, signée du ministre, portait pour toute mention particulière : « Contribuer à l’avancement de la science en ce qui concerne ces régions. » On voit

que le champ était vaste et la liberté d’action entière. Je partis donc à la recherche de- faits nouveaux et.

de collections d’histoire naturelle, et m’embarquai, le 7 novembre 1875, à Saint-Nazaire, sur le vapeur de la Compagnie transatlantique la Ville de Saint-Nazaire, capitaine Galland.

J’emmenais deux compagnons. Le premier, mon aide préparateur, M. Jean Nœtzli, était Suisse d’origine. Qu’on se figure un grand garçon de vingt-deux ans, haut de six pieds, carré d’épaules, jarret montagnard, plein d’ardeur, grand chasseur de plantes, entraîné depuis quatre mois aux exercices du corps (équitation, marche, natation), et à ceux de l’esprit appliqués à mon objectif (dissection, taxidermie, préparation des herbiers, ete.).

Le second nous suivait en amateur. C’était un Luxembourgeois de bonne souche, M. Fritz de S....

1. On prend généralement le dauphin (Delphinus Delphis), reconnaissable à son museau allongé et qui se joue si souvent autour des navires, pour le marsouin (Phocæna communis) à museau court, et qui appartient à un genre tout à fait différent par sa forme et ses habitudes.


Il venait en Amérique pour charmer des loisirs que le dieu Plutus lui avait libéralement faits. Vingt-huit ans, très-grand, très-mince, blond comme les blés,

pied nerveux, bon cavalier, brave, flegmatique, instruit,

sachant vivre de peu, — j’allais dire de rien, — nous le verrons, dans les moments difficiles, faire preuve de résolution et de sang-froid, mais aimant à garder pour. lui ses observations, s’amuser « en dedans », jouir en silence des impressions que son âme élevée ressentait à chaque pas à l’aspect des mervealleuses scènes des Cordillères.

Nous sommes régulièrement introduits. Avant de reprendre mon récit, je veux terminer cette unique digression par un mot sur la relation de ce voyage comme je la conçois. Dans les régions peu ou point explorées, tout voyage est linéaire, presque jamais rayonnant. On suit sa ligne ; on connaît un tracé dans un pays, rarement plusieurs. On chemine, on travaille, on souffre, on rentre, on publie. Mais, au coin du feu, la plume à la main, si l’itinéraire ne s’allonge pas, il s’élargit. Comment résister au plaisir de s’étendre et d’amplifier ? L’auteur, qui pouvait écrire en commençant, comme Montaigne : « Je di ce que je sçay », finit par enseigner aux autres, hélas ! ce qu’il ne sut jamais.

Je tâcherai d’échapper à ce danger. Mon projet bien arrêté est de publier simplement ce que j’ai vu, observé, récolté sur la ligne même de mon itinéraire.

Je dirai : J’étais là, telle chose m’advint.

Que ne puis-je ajouter, comme le pigeon de la Fontaine :

Vous y croirez être vous-même.

Quand j’aurai à parler incidemment de localités que je n1i point visitées, à faire connaître des documents communiqués, je citeral mes sources.

Je crois fermement que le meilleur moyen de servir utilement la science des voyages est de les raconter sur le mode simple et de respecter scrupuleusement la vérité. Elle est assez bélle, toute nue, quand elle s’applique aux admirables contrées que j’ai traversées. C’est pour l’avoir altérée à plaisir ou s’être fait l’écho de rapports sans autorité, que tant d’auteurs ont donné de mauvais ouvrages. Si l’on a pu dire avec exactitude que « l’intempérance d’esprit est la source des mauvais livres », c’est surtout aux relations de voyage que s’appliquent ces paroles. |

En d’autres termes, recueillir personnellement des faits et des idées sur la route qu’on a parcourue, les mettre en lumière, en faire la critique impartiale, en déduire au besoin les conséquences, mais se bien persuader qu’on ne fait qu’apporter quelques-uns des matériaux qui serviront plus tard à ériger le temple de la vérité : tel doit être, à mon avis, le but des publications vraiment utiles sur les voyages d’exploration modernes.

” On pourra trouver que j’ai fait la place un peu large,

fu L