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Le consul avait tout arrangé pour ma présentation officielle ; mais Sa Hautesse a mal aux dents et n’a pas pu nous recevoir. Elle a toutefois mis à ma disposition l’une des maisons qui lui appartiennent, et désigné un homme qui parle anglais, pour s’occuper de ma table et de celle de mes gens.

18 février. — Tous les Européens sont allés aujourd’hui faire leur visite à Sa Hautesse, à propos de la fin du Ramadan. Saïd Medjid m’a prié de remercier le gouverneur de Bombay de son magnifique présent, et m’a dit que la Thulé était à mon service pour me conduire à la Rovouma, quand il me plairait de partir.

2 mars. — L’odeur qui s’élève de la plage, où, sur un espace de plus de cinq kilomètres, se déposent toutes les ordures de l’endroit, est quelque Puantibar qui devrait être le nom de cette ville. Personne ne peut jouir ici d’une bonne santé pendant longtemps.

Visité aujourd’hui le marché aux esclaves. Trois cents individus, à peu près, étaient en vente : le plus grand nombre venait du Chiré et du Nyassa.

Excepté les enfants, tous semblaient honteux de leur position : les dents sont regardées, la draperie relevée pour examiner les jambes ; puis on jette un bâton, pour qu’en le rapportent l’esclave montre ses allures. Il en est qu’on traîne au milieu de la foule, en criant sans cesse le prix qu’on en désire. La plupart des acheteurs étaient des Persans et des Arabes. Ces derniers, ainsi que les indigènes, traitent, dit-on, leurs esclaves avec bonté ; cela tient à ce qu’ils partagent l’indolence générale ; mais l’état social plus élevé du maître n’améliore pas le sort de l’esclave, au contraire : tant que celui-ci appartient à un homme d’un rang qui se rapproche du sien, il lui est peu demandé. À mesure que la société progresse, les besoins se multiplient et le travail servile augmente.

6 mars. — J’attends avec impatience que le Pinguoin arrive d’Anjouan et nous conduise à la Rovouma. Six de mes gens ont la fièvre, ce qui n’a rien d’étonnant dans un pareil endroit.

Visité aujourd’hui l’homme le plus riche de Zanzibar ; il doit me donner des lettres pour les amis qu’il a au Tanganika, où je voudrais former un dépôt d’articles d’échange et de provisions de bouche, afin de n’être pas pris au dépourvu lorsque j’y atteindrai.

Hier je suis allé prendre congé de Sa Hautesse et la remercier de toutes les bontés qu’elle a eues pour nous ; elle m’a offert une seconde lettre de recommandation.

Le Pinguoin est arrivé et j’ai un daou pour emmener mes bêtes : six chameaux, trois buffles et un bufflon, deux mulets et quatre ânes.

La caravane se compose de treize cipayes, dix Anjouanais et treize Africains : neuf sortis de l’institution de Nassick, deux natifs de Choupanga (bords du Zambèze) et deux Aïahous, qui sont Chouma et Vouékétani.

22 mars. — Partis le 19, à dix heures du matin, nous avons gagné aujourd’hui la baie de la Rovouma, où nous sommes mouillés à trois ou quatre kilomètres de la rivière. Dans cette saison, un très fort courant de marée descend de l’embouchure ; et le cutter a vainement essuyé de remorquer le daou. Je me suis rendu sur la rive gauche, avec M. Fane, pour voir si nous pourrions faire passer las chameaux. Nous avons trouvé, en surplus de trois torrents formidables, une jungle si épaisse que l’on y pouvait à peine entrer. Plus loin, une fange terrible, couverte de racines de mangliers, et des noullahs bordés d’un sable mouvant, où l’on enfonce jusqu’à la cheville. La daou, pendant ce temps-là, ayant une belle brise, a remonté près de la rive droite ; mais elle a touché le fond à un mille au-dessous du point où cessent les mangliers ; et le marais devient pire à mesure qu’on s’éloigne de la rivière.

24 mars — J’avais pensé à débarquer sur la bande sableuse qui est à gauche de la baie, et à nous informer auprès des indigènes. Le commandant du Pinguoin a été d’avis qu’il valait mieux nous rendre à Quiloa ; mais le capitaine de la daou a protesté hautement contre cette décision, et m’a recommandé avec insistance la baie de Mikindani, voisine du pays que je veux gagner. J’ai suivi ce dernier conseil ; et, ce soir, tous mes animaux sont sur la plage, à quarante kilomètres au nord de la Rovouma.

25 mars — Loué une maison, du prix de quatre dollars. Nos bêtes ont terriblement souffert de leur ballottement dans la daou. En attendant qu’elles soient remises, nous allons fabriquer des selles pour les chameaux et réparer les bâts des mulets et des ânes.

Ici les gens n’ont pas de bétail. Ce sont pour la plupart des métis arabes ; physiquement, tout ce qu’il y a de plus triste : des membres grêles, l’air défait ; beaucoup d’yeux malades.

Sur le point de rentrer en Afrique, je me sens tout joyeux. Quand on y revient avec l’espoir d’améliorer le sort des indigènes, tout s’ennoblit. L’échange des politesses ordinaires, notre arrivée dans un village, nos demandes ou nos réponses, tout cela fait connaître la nation par l’entremise de laquelle leur pays sera éclairé et délivré de la traite de l’homme.

Le plaisir purement physique du voyage est d’ailleurs très grand par lui-même. Une marche alerte sur des terrains de quelque six cents mètres d’altitude assouplit les muscles et les trempe, un sang renouvelé circule dans les veines, l’esprit est lucide, l’intelligence active, la vue nette, le pas ferme ; et l’effort du jour rend très doux le repos du soir. On a l’aiguillon des chances lointaines de péril. Obligé de compter sur soi-même, on prend confiance dans ses propres ressources ; le sang-froid, la présence d’esprit augmentent. Tout est fortifié ; le corps reprend ses proportions ; il n’y a plus de graisse et pas de dyspepsie. À cet égard, l’Afrique est un pays merveilleux : l’indigestion n’y est possible que pour celui qui est avide d’os à moelle et de pied d’éléphant.

30 mars. — Le port de Mikindani a un peu la