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que développe la vie des chantiers, on en donne des exemples vraiment merveilleux. Je tiens du docteur Taché, assistant du ministère de l’agriculture du Canada et ancien commissaire à l’Exposition de 1867, une anecdote qu’il aimait. À me citer comme faisant le plus grand honneur à la vigueur de ses compatriotes.

Un jour, le hasard lui avait donné pour compagnon de voyage un de ces industriels ambulants qui parcourent les campagnes avec un dynamomètre sur lequel, pour une modique rétribution, chacun peut venir essayer la force de ses muscles. Cet industriel fort original — c’était un Yankee — avait au plus haut degré l’amour de sa singulière profession : il enregistrait consciencieusement les coups de poing remarquables assenés sur son instrument, avec de minutieuses indications sur l’âge, l’état et la nationalité des vainqueurs. Il comparait les chiffres, prenait des moyennes, en un mot il dressait la statistique des biceps de l’humanité. Il déclara au docteur que les paroisses, et surtout les chantiers du Bas-Canada, avaient fourni les plus nombreux et les meilleurs sujets de sa nomenclature des hommes forts. Mais, ajoutait-il, l’individu le plus extraordinaire que j’aie rencontré dans le cours de mes pérégrinations, c’est un bûcheron de vos compatriotes qui, d’un seul coup de poing, a « désentraillé » ma machine. Le choc de ce poing trop puissant avait aplati et fait éclater net le ressort du dynamomètre, aux applaudissements de toute l’assistance. Ces hommes de fer sont d’ailleurs d’une douceur proverbiale, d’une politesse toute française, surtout à l’égard des étrangers, et les querelles sont très-rares parmi eux. Si le mens sana in corpore sano n’est point un mensonge, les Canadiens sont un des peuples les mieux doués de l’univers.

Ottawa : La côte du palais du Parlement. — Dessin de Taylor, d’après une photographie.

Après le bûcheron, le squater. Lorsque les aventureuses explorations du premier ont révélé quelque part dans la forêt l’existence de terrains propres à la culture, les concessionnaires de « limites » y établissent d’ordinaire une sorte de ferme provisoire destinée à produire quelques vivres pour la consommation des chantiers voisins. Si ces terres arables couvrent une grande étendue de pays, si un cours d’eau navigable ou seulement une route de construction plus ou moins rudimentaire peut les mettre promptement en communication avec des anciens établissements, alors surviennent les arpenteurs du gouvernement provincial, qui divisent le sol en townships ou cantons d’une régularité géométrique. Ce sont généralement des carrés de dix milles anglais (seize kilomètres) de côté. Ces cantons sont à leur tour subdivisés en rangs, et ceux-ci en lots d’une superficie d’environ quarante hectares. Les terres, une fois arpentées, se vendent à bureau ouvert et à prix fixe, a raison de trente, quarante, cinquante centins[1] l’acre (quarante ares), suivant la nature et la situation du lot. L’acquéreur peut se libérer à son choix, au comptant ou en cinq versements annuels. Les autres conditions requises pour obtenir le titre définitif de propriété sont : la résidence personnelle ou par représentants, durant deux ans à compter du jour de la vente, le défrichement d’un dixième au moins de la concession, et la construction d’une maison d’habitation, qui doit avoir au moins seize pieds sur vingt.

Ces conditions sont certainement très-libérales, mais ce n’est point une petite affaire que de lutter contre les arbres géants qui couvrent un lot en « bois de-

  1. Le centin ou cent est la subdivision centésimal du dollar américain et vaut par conséquent un peu plus de cinq centimes de notre monnaie. Le Canada, quoique possession anglaise, a adopté le système monétaire des États-Unis.