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amont d’un barrage de rochers, s’engouffre d’un seul bond de vingt mètres dans l’intérieur d’un abîme en fer à cheval où tourbillonnent ses eaux écumantes. M. J. Tassé, dans un travail sur la vallée de l’Outaouais, évalue à quatre mille cinq cents mètres cubes par seconde aux hautes eaux la masse liquide qui se décharge dans l’entonnoir de la Chaudière. C’est le volume du Rhin devant Strasbourg à l’époque des grandes crues ; et certes, la rivière canadienne, alimentée ainsi que tous ses affluents par une multitude de lacs qui lui servent de réservoirs et de régulateurs, présente infiniment moins d’écart entre son étiage extrême et son débit maximum que notre grand fleuve alsacien. Ce devait être jadis un admirable spectacle pour le voyageur venant du Saint-Laurent que l’apparition soudaine, à quinze cents mètres de distance, de cette merveilleuse cataracte, vierge alors des souillures de l’industrie humaine. Mais aujourd’hui, un long chapelet d’usines vulgaires s’est égrené sur ses bords et les montagnes de bois scié qui s’empilent à ses pieds la dérobent aux regards.

Nous voici enfin arrivés au débarcadère, d’où l’omnibus du Russell House nous conduit corps et biens dans la haute ville, à travers des rues toutes nouvelles et déjà bordées d’énormes maisons à l’américaine aux rez-de-chaussée garnis de somptueux magasins. À quelques centaines de pas de l’hôtel, nous traversons sur un pont provisoire le canal Rideau, œuvre des ingénieurs militaires anglais, qui débouche dans le lac Ontario, près de Kingston, après un parcours de deux cents kilomètres, ouvrant ainsi au cœur du territoire canadien une voie navigable par laquelle des navires de deux cent cinquante tonneaux peuvent se rendre de la vallée de l’Outaouais aux grands lacs sans entrer dans des eaux neutres. En cet endroit, le canal descend brusquement de plus de vingt-cinq mètres vers l’Outaouais par une succession d’écluses qui figurent les marches d’un gigantesque escalier.

Dès le lendemain, grâce à l’obligeance du chef du bureau des traducteurs français à la Chambre des communes, M. E. Blin de Saint-Aubin, — un compatriote établi depuis de longues années au Canada, — nous visitâmes tout ce que la ville a de curieux.

Outaouais ou Ottawa — selon qu’on adopte l’orthographe française ou anglaise (on conserve ordinairement cette dernière quand il s’agit de la ville et non de la rivière) — est une cité tout à fait nouvelle, qui doit son rang et sa fortune un peu à sa position stratégique et beaucoup aux prétentions discordantes des trois ou quatre capitales que s’est données successivement le Canada. Pendant les premiers temps qui suivirent l’union plus ou moins forcée des deux provinces supérieure et inférieure (1840), Kingston avait été la résidence du gouverneur et du Parlement. En 1843, l’un et l’autre se transportèrent à Montréal. En 18119, le parti conservateur anglais, qu’irritaient profondément les mesures votées sous le gouvernement de lord Elgin en faveur des victimes de l’insurrection bas-canadienne de 1837, souleva la populace anglaise de la ville. Le « mob », autrement dit la canaille, envahit le Parlement, qui fut livré aux flammes avec sa bibliothèque. La capitale fut alors transportée à Toronto ; mais le Bas-Canada réclamant sa part d’hégémonie, il en résulta un gouvernement nomade qui devait résider par périodes égales à Toronto et à Québec. Vers 1858, chacun réclamait contre les inconvénients de cette constitution bicéphale ; mais les localités rivales maintenaient plus que jamais leurs prétentions. En désespoir de cause on s’adressa à la métropole, qui, à la grande surprise de tous, trancha le procès en faveur d’une petite ville située dans une région à peine envahie par les défrichements, et qu’on ne connaissait guère alors que sous le nom de Bytown, qu’elle avait reçu du colonel By, son fondateur. Le cabinet de Londres s’était décidé par des raisons stratégiques. Assise sur la rivière Outaouais, à la tête du canal Rideau, possédant par conséquent des voies de communication indépendantes du caprice comme du canon des Yankees, la nouvelle capitale se trouvait en cas de guerre à l’abri d’un coup de main. Les Canadiens se soumirent, non sans maugréer quelque peu ; et dix ans après, Ottawa montait encore en dignité en devenant, par l’union de toutes les colonies britanniques de l’Amérique septentrionale, la capitale d’un empire aussi vaste que l’Europe entière, quoiqu’il ne contienne guère que quatre millions d’hommes, parmi lesquels un million deux cent mille environ, Canadiens, Acadiens ou métis, représentent la race et la langue des colonisateurs de la Nouvelle-France.

En 1871, Ottawa comptait déjà vingt et un mille habitants, trente mille même, en y comprenant Hull, qui lui fait vis-à-vis de l’autre côté de la rivière, sur le territoire de la province de Québec. Hull et les quartiers d’Ottawa qui avoisinent la rivière Rideau sont en grande partie habités par des Canadiens-Français, au nombre de douze mille environ, qui ont leurs écoles, leurs églises particulières et un organe quotidien, le Courrier d’Outaouais. Lors de mon passage, ils étaient parvenus à faire élire un des leurs, M. Martineau, aux fonctions de maire de la capitale. L’évêque, Mgr Guigues, — mort depuis, — était un « Français de France », appartenant à l’ordre des Oblats ; aussi bon nombre de paroisses du diocèse sont-elles desservies par des prêtres qu’il a fait venir du « vieux pays ». J’eus l’occasion pendant une excursion à Aylmer, gros village situé à quelque distance de Hull sur la rive bas-canadienne, de faire la connaissance d’un de ces prêtres français, homme fort instruit qui a parcouru dans tous les sens les vallées de l’Outaouais et de ses affluents. Selon lui, il y aurait encore de fort beaux pays parfaitement colonisables dans le haut de la rivière, sur la Matawin, le lac Témiscamingue et le lac des Quinze, ainsi nommé des quinze rapides successifs qui rendent éminemment périlleuse la navigation de la rivière par où s’écoule le trop-plein de ses eaux. Des explorations plus récentes en ont réduit, paraît-il, le