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gressivement en aval, jusqu’à ce que, resserré dans sa partie la plus étroite et la plus rapide, il écume, mugisse et se creuse en profonds tourbillons. C’est un plaisir dangereux, mais c’est aussi une source d’émotion chère et bien des touristes que de « sauter » les nombreux rapides du Saint-Laurent, dans les légers vapeurs qui font le service d’été entre le lac Ontario et Montréal. Après avoir remonté le fleuve pendant soixante lieues, en évitant plus de soixante mètres de chutes au moyen de cinq canaux pourvus de vingt-huit écluses et d’une longueur totale de soixante-neuf à soixante-dix kilomètres, on s’en remet pour le retour à la force du courant et a l’expérience d’un pilote éprouvé. Plusieurs fois, pendant mon séjour à la côte occidentale de l’Afrique, j’avais eu à franchir la célèbre barre du Sénégal, et je me souviendrai longtemps des vives impressions de ce moment solennel où le navire, pénétrant résolument dans les brisants, se sent soulevé par l’énorme lame qui doit le porter dans les eaux paisibles du fleuve ou le jeter désemparé sur un banc de sable mouvant. Certes, l’émotion ne doit pas être moindre en traversant ces rapides, ceux de Lachine surtout, où un coup de gouvernail donné plus ou moins à propos peut décider du salut du navire et de la vie de ses passagers. Grâce à l’habileté des pilotes, les accidents sont extrêmement rares ; et pourtant au moment de mon passage, on voyait encore, vers le milieu du saut, la carcasse d’un vapeur échoué quelques mois auparavant sur des roches à fleur d’eau. Les passagers avaient été heureusement sauvés, mais la dangereuse épave était restée là, engagée parmi les rochers qui avaient causé sa perte.

Quatre mois plus tard, je redescendais la vallée du Saint-Laurent, mais déjà les glaçons amoncelés avaient suspendu la navigation ; je ne pus donc, cette fois, prendre la route du fleuve. D’ailleurs les rivières de la route Dawson m’avaient blasé sur la descente des sauts et rapides, et je me consolai facilement du contre-temps qui m’interdisait d’en « sauter » davantage.

Outre les vapeurs dont nous venons de parler, bon nombre de hardis conducteurs de canots ou de trains de bois flotté franchissent journellement le sault Saint-Louis. Presque tous sont des habitants du village iroquois de Caughnawaga, situé sur la rive sud du fleuve, juste vis-à-vis le gros bourg de Lachine, où leurs ancêtres firent, au dix-septième siècle, un si terrible massacre des premiers colons. Treize cent cinquante Indiens environ, dont beaucoup de métis, habitent ce village, entouré de vastes bois qui constituent la réserve inaliénable établie en leur faveur. Ils ont une jolie église et des écoles où ils apprennent à lire et à écrire leur langue en même temps que le français et l’anglais. Dans la gare de Montréal, où l’on rencontre chaque jour un certain nombre de ces Indiens qui retournent à Lachine par les « chars » après en être descendus la veille ou le matin en radeau, on peut voir différents avis imprimés en iroquois. Nulle part les traitants du Nord-Ouest et les grands marchands de bois des rivières canadiennes ne trouvent à recruter de plus intrépides « voyageurs. »

Dans cette petite communauté iroquoise entièrement christianisée aujourd’hui et plus qu’à demi francisée, il existe, m’a-t-on assuré, une coutume dont j’ignore l’origine précise. À chaque avènement d’un souverain français, les Indiens de Caughnawaga lui envoient un présent de fourrures et reçoivent en retour quelque objet de prix pour leur église paroissiale. C’est à Napoléon III que fut présenté le dernier hommage de ce genre. La chronique ne dit pas s’il sera continué aux présidents de notre nouvelle république.

Ceux qui veulent absolument appliquer la loi de Darwin à la disparition des races indigènes, doivent renoncer à en venir chercher la preuve chez nos Iroquois. Après tant de guerres sanglantes au dix-septième et au dix-huitième siècle, guerres successivement entreprises contre les Hurons, les Français, les Anglais et les Américains, il semblerait que leur nation dut être presque entièrement détruite. Il n’en est rien cependant. Aux jours de leur plus grande puissance, les Six Nations n’ont jamais compte plus de vingt-cinq à trente mille individus, dispersés sur l’immense espace qui s’étend des Alléghanies aux rives de l’Érié, de l’Ontario et du Saint-Laurent. En 1779, quarante de leurs villages, situés dans l’État actuel de New-York, furent détruits par les Américains, en punition de leur fidélité à la cause du roi d’Angleterre : les confédérés iroquois se trouvèrent alors réduits à moins de huit mille personnes. En 1812, ils combattirent encore avec leur vigueur habituelle dans les rangs britanniques, et, à la paix, la moitié d’entre eux se réfugièrent sur le territoire canadien, où ils reçurent les réserves qu’ils occupent encore aujourd’hui. Toutefois ils ne tardèrent pas à reprendre courage : ils conservèrent dans leurs nouveaux cantonnements les institutions fédératives qui avaient tant contribué à leur puissance, alors qu’ils s’incorporaient, avec des droits égaux, les nations vaincues par eux sur les champs de bataille : institutions fort curieuses à étudier, où quelques auteurs — l’indianologue Schoolcraft entre autres — ont voulu voir l’idée mère de la constitution des États-Unis. Depuis la paix de 1814, leur nombre n’a cessé de s’accroître ; il s’élève maintenant à plus de quinze mille, dont huit mille au Canada, sans compter les nombreux métis de leur race qui, vivant parmi les blancs, sont aujourd’hui recensés comme tels. Ils ont donc plus que doublé depuis le commencement du siècle. Dans la province de Québec en particulier, ils sont plus de deux mille six cents, tous civilisés. Cinq mille environ vivent dans la province d’Ontario, sept mille aux États-Unis, — principalement dans l’État de New-York, où tout récemment il était question de les reconnaître « citoyens, » — et nous en retrouverons encore quelques centaines au Nord-Ouest, parmi nos métis français.

Quant au bourg de Lachine, devenu aujourd’hui le lieu de villégiature favori des riches Montréalais, je