Page:Le Tour du monde - 30.djvu/119

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

formé de vingt-cinq tubes en fer d’une longueur totale de dix-huit cent soixante et onze mètres, soutenus à près de vingt mètres au-dessus du niveau du fleuve par deux culées et vingt-quatre piles d’un calcaire noir qui semble du granit. Ces piles s’allongent dans le sens du courant et lui présentent une arête effilée en pointe aiguë, semblable à l’éperon d’un navire cuirassé, contre laquelle d’énormes glaçons viennent se briser au moment de la débâcle. Disons-le de suite, cette merveille de l’art des ingénieurs impressionne plus vivement l’esprit que la vue, car la distance en réduit étrangement les gigantesques proportions. La longue ligne rigide de la galerie, les formes grêles et également rectilignes des arches vues de face, lui donnent de loin l’humble apparence d’un pont de chevalets, et cependant il a coûté trente millions. Combien je préfère les courbes harmonieuses de nos vieux ponts de pierre ! Un second pont va être jeté sur l’énorme fleuve, à Montréal même. Hardi comme le premier, sera-t-il plus réellement beau ?

Enfin nous atteignons les quais en passant au milieu d’une forêt de blancs vapeurs aux cabines étagées. Nous sommes à Montréal. Devant nous s’élève l’imposante façade du marché Bonsecours, et tout près, sur la place Jacques-Cartier, nous apercevons la colonne érigée en l’honneur du vainqueur de Trafalgar. Quelle singulière association d’idées a fait placer la statue du destructeur de la marine française sur un emplacement consacré au marin français qui découvrit la Nouvelle-France, je l’ignore. Nous débarquons, et dix minutes après nous nous reposons en lisant les nouvelles dans le beau salon de l’hôtel Donégana.

En 1640, une religieuse, la sœur Bourgeois, et quelques membres d’une congrégation qui se fondit peu après dans celle de Saint-Sulpice, obtinrent du roi de France la concession de l’île de Montréal, où Cartier avait découvert jadis le village indien d’Hochelaga. Cinquante-cinq personnes environ furent amenées, en 1642, pour peupler le nouvel établissement, qu’on appela d’abord « Villemarie. » En 1653, deux cents immigrants, presque tous Angevins, vinrent renforcer ce premier noyau de courageux colons. Plus tard les soldats d’un régiment licencié au Canada, le régiment de Carignan, fameux dans les annales de la colonie, s’établirent en grande partie autour de la nouvelle ville, dont la prospérité naissante eut longtemps à souffrir du voisinage des Iroquois. En 1760, Montréal ne comptait encore que six mille habitants tout au plus. Ce fut pendant la guerre de Sept ans le dernier boulevard des défenseurs du Canada. Un an après la chute de Québec, les milices canadiennes commandées par le chevalier de Lévis avaient repris l’offensive et remporté la victoire de Sainte-Foy. Peu s’en fallut que Québec même ne retombât au pouvoir de ces braves. L’arrivée d’une flotte anglaise mit fin à leurs succès, et le 8 septembre 1760, sous les murs de Montréal, fut signé, en cinquante-cinq articles, l’acte de décès de notre domination dans le grand pays qui pendant un siècle et demi s’était appelé la Nouvelle-France.

La Louisiane nous restait encore, il est vrai ; mais Louis XV, ses ministres et ses courtisans avaient hâte de se débarrasser d’une colonie qu’ils ne se sentaient plus capables de défendre. En 1763, aussitôt après la signature du fatal traité de Paris, le roi de France la cédait à son cousin d’Espagne, « sans exceptions ni réserves d’aucune sorte, par la seule impulsion de son cœur généreux. » D’un trait de plume notre patrie se dépouillait d’un domaine allant du golfe du Mexique aux grands lacs du Saint-Laurent, des bords du Mississipi aux montagnes Rocheuses et aux rives de l’océan Pacifique ! Pendant six ans les créoles louisianais s’opposèrent à l’exécution d’un traité qui les séparait de la France ; mais que pouvait le patriotisme de ces pauvres gens contre la royale parole de leur maître ? Un jour, l’Espagne envoya des soldats et un gouverneur à poigne ; on pendit quelques notables qui avaient le mauvais goût d’être attachés à leur nationalité, et le transfert amical de la Louisiane à l’Espagne fut un fait accompli !

On sait qu’un sourire de la fortune nous rendit, quarante ans après, cet incomparable empire ; mais ce ne fut que pour un instant. Cédée au premier consul par l’Espagne, au traité de Saint-Ildefonse, la Louisiane devait être presque aussitôt vendue aux États-Unis pour soixante-quinze millions de francs, juste ce que l’Angleterre vient de payer pour indemniser les Américains des déprédations de l’Alabama.

Dix millions d’habitants, dont deux millions à peine d’origine française, tout à fait noyés, sauf les Canadiens, parmi les gens de langue anglaise, occupent aujourd’hui les deux territoires que nous avons abandonnés à ces dates fatales : 1763 et 1803. Tels ont été les fruits d’une politique insensée.

Qu’on me pardonne ces réminiscences historiques. Leur douloureux souvenir vient trop souvent assaillir l’esprit du Français qui voyage dans cette partie du Nouveau-Monde.

Depuis le jour où le chevalier de Lévis et sa poignée d’héroïques soldats cédèrent aux armes victorieuses de la Grande-Bretagne, cent dix ans se sont écoulés. De bourgade, Montréal est devenue grande ville. Cent sept mille habitants, dont cinquante-six mille Franco-Canadiens, habitent son enceinte ; et ce n’est là, disent-ils orgueilleusement, que le prélude d’une ère de progrès plus merveilleux encore. Tête de ligne de la navigation transatlantique sur le Saint-Laurent, l’ambitieuse cité aspire à supplanter New-York. Déjà des canaux accessibles aux navires de quatre à cinq cents tonnes contournent les nombreux rapides qui entravent la navigation du Saint-Laurent depuis Lachine jusqu’au lac Ontario. Un autre canal de quarante-trois à quarante-quatre kilomètres, le canal Welland, établit pour la même classe de bâtiments une communication assurée, sur le territoire canadien, entre les lacs Érié et Ontario, rachetant par