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tend malheureusement à prendre des proportions inquiétantes pour l’épargne du petit cultivateur, qui ne veut point rester en arrière des gros « habitants ». On s’endette, on vend sa terre et l’on part enfin avec toute sa famille pour les manufactures des États-Unis. En 1870, le recensement américain accusait, dans l’État industriel de Massachussets, la présence de soixante-neuf mille quatre cent quatre-vingt-onze individus nés au Canada, la plupart Canadiens-Français. L’État de New-York en contenait soixante-dix-huit mille cinq cent dix.

Notre navigation sur le Saint-Laurent était favorisée par un temps splendide. Les glaces flottantes avaient disparu au large d’Anticosti, et, avec elles, les brumes froides qui se forment à leur contact. La largeur du fleuve, les collines gracieusement ondulées et boisées de la rive méridionale, les montagnes abruptes de la rive du nord, dont le relief s’accentuait de plus en plus, tout cela me faisait songer à un voyage fait, il y a bien longtemps, par un beau jour d’été, sur le lac de Constance. Je le répète, je ne crois pas qu’il existe au monde un cours d’eau aussi splendidement encadré que le Saint-Laurent, de Matane à Québec.

On a dit que pour entrer la première fois dans une capitale il fallait choisir l’avenue la plus grandiose. S’il en est de même pour les continents, nul rival ne peut disputer au fleuve canadien l’honneur d’être l’ « avenue des Champs-Élysées » du Nouveau-Monde. Ni le Mississipi avec ses eaux boueuses et son cours tortueux, ni l’Amazone avec ses rives basses et presque invisibles, ne peuvent rivaliser en majesté et en grandeur avec ce fleuve admirable dont les eaux, épurées par d’innombrables lacs, réfléchissent des montagnes granitiques dans un miroir de cristal.

Les comtés qui s’étendent sur les deux rives du Saint-Laurent dans sa partie inférieure sont certainement de tout le Canada ceux où l’élément français est le plus pur de tout mélange[1]. Chaque année, de nouvelles paroisses se forment en arrière des anciennes. Du côté du sud, l’élément franco-canadien commence même à envahir les portions limitrophes du Nouveau-Brunswick et de l’État du Maine. Au nord, le vaste territoire qui s’étend sur la partie supérieure de la Rivière Saguenay et autour du lac Saint-Jean a reçu depuis vingt ans plus de quinze mille Canadiens-Français. Plus d’un million d’hectares ont été arpentés ; et sans les incendies de forêts qui ont ravagé cette région en 1870, son développement eût été encore plus rapide.

Cependant, si la longue succession de fermes et de maisons blanches qui bordent le Saint-Laurent donne à première vue au Canada l’aspect d’un pays extraordinairement fertile et peuplé, un examen plus réfléchi montre bientôt qu’il faut rabattre beaucoup de cette première impression. Les terres de culture ne forment en réalité que deux bandes parallèles au fleuve, d’une largeur variable et qui dépasse rarement quatre lieues. Derrière cette zone fertile s’élèvent les roches granitiques des Laurentides. Sur la rive du nord, les terres cultivables ne commencent même qu’à quelques lieues au-dessous de Québec. Tout l’intérieur du pays est un amas de roches granitiques dans les fissures desquelles les conifères enfoncent leurs racines, et qui, retenant les eaux par mille barrages naturels, donnent naissance à des milliers de lacs de toute grandeur. Sauf la région du lac Saint-Jean, où se trouve une vaste surface d’alluvions, sauf d’étroites lisières sur les bords de quelques cours d’eau, la majeure partie du Bas-Canada, surtout vers le Saint-Laurent inférieur, doit chercher son avenir dans l’exploitation des richesses minérales et forestières.

Pendant que mes compagnons de voyage canadiens me donnent ces informations, le Moravian passe devant la pointe des Pères, où les paquebots s’arrêtent un moment et d’où le télégraphe les signale à Québec. Il laisse successivement derrière lui les nombreuses îles du Saint-Laurent, Bic, l’île Verte, etc., puis la plage de Cacouna, le Trouville canadien, avec son grand hôtel à l’américaine, puis la petite ville de la Rivière du Loup, alors le terminus du chemin de fer intercolonial qui doit réunir le réseau du Bas-Canada à ceux du Nouveau-Brunswick et de la Nouvelle-Écosse. Sur la droite, nous suivons longtemps du regard la chaîne majestueuse à travers laquelle le Saguenay apporte au Saint-Laurent les eaux du lac Saint-Jean. Désolées en hiver par un froid glacial et par les tourmentes de neige que déchaîne le redoutable Nord-Est, les rives septentrionales du fleuve sont animées en été par la foule joyeuse des touristes qui viennent visiter les sites charmants de la Malbaie ou le cours majestueux du Saguenay.

Des vapeurs font plusieurs fois par semaine le trajet de Québec à Chicoutimi, remontant et redescendant la rivière qui coule dans un lit de un à deux kilomètres de largeur, entre d’énormes falaises à pic de trois à quatre cents mètres de haut. Je n’ai point fait, bien malgré moi, cette splendide excursion, et je n’ai pu admirer le fameux cap de l’Éternité et cette baie des Ha-Ha ! ainsi nommée, paraît-il, des cris d’admiration que son aspect arracha à ses premiers explorateurs.

Vers le soir, nous passons devant la petite ville de Kamouraska. Des tentes dressées au bord du fleuve deviennent le point de mire de nos jumelles. Nous apprenons qu’il s’agit d’un camp de milice canadienne. Depuis trois ans que le dernier soldat anglais a repassé l’Atlantique, on a créé une milice nationale : milice vêtue à l’anglaise, et où les commandements se font en anglais, au grand déplaisir de quelques

  1. En 1871, le comté de Bellechasse renfermait 17 542 Français sur une population totale de 17 637 habitants ; — Montmagny, 13 449 sur 13 555 ; — l’Islet, 13 375 sur 13 517 ; — Kamouraska, 21 038 sur 21 254 ; — Temiscouata, 21 809 sur 22 491 ; — Rimouski, 25 957 sur 27 418 ; — Charlevoix, 15 270 sur 15 611 ; — Montmorency, 11 602 sur 12 085, — Chicoutimi, 16 643 sur 17 493.

    La faible population d’origine anglaise ou indienne qui vit dans ces contrées tend chaque jour davantage à se fondre complètement avec les Canadiens-Français.