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tabouret ; près de lui, un peu en arrière, vint se placer le bourreau : c’était un boucher de profession ; dans sa main droite, élevée à la hauteur de son épaule, il tenait un grand yatagan. Lorsque le juge, après avoir lu la sentence, demanda au vieux Persan s’il n’avait rien à dire, celui-ci, qui se tenait affaissé sur lui-même, fit un brusque mouvement et allongea le cou ; le bourreau profita de cet instant. Avec la rapidité d’un éclair son yatagan fit un demi-cercle ; on entendit un bruit sourd ; la tête était presque complètement tranchée. À cet instant, la foule fit entendre un murmure approbateur pour ce coup d’adresse. Avant que le corps du supplicié fût tombe, le bourreau acheva son œuvre et détacha la tête qu’il avait saisie par la touffe de cheveux des croyants (pertchem). Il la montra aux spectateurs, la laissa retomber, puis, détail horrible ! il passa entre ses lèvres son yatagan maculé de sang. Cet affreux usage vient du préjugé populaire que le bourreau doit mouiller ses lèvres du sang de la victime, s’il ne veut devenir enragé. Le corps fut couvert d’un manteau et immédiatement enlevé.


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Jeune Laze.


XIX
La justice turque. — Un meurtre par jalousie. — Singulier jugement. — Le prix du sang. — Trois vies pour trente mille piastres. — La civilisation et la charité aux prises avec la vengeance d’un père. — Heureux dénoûment. — Paroles d’un des condamnés.


Tous les crimes ne sont pas punis d’une façon aussi immédiate : la justice turque est lente ; on a vu par un exemple précédent que nulle exécution ne peut avoir lieu sans un ordre du sultan.

Récemment on a introduit des réformes dans la justice : elles étaient nécessaires, comme peut en témoigner le fait suivant, que nous raconta M. Reboul, alors agent des Messageries françaises et consul de Belgique à Trébizonde.

En 1860, un jeune Laze des environs de Surmineh aimait une jeune fille. Il la demanda en mariage ; mais il ne fut pas agrée par les parents, et quelque temps après la jeune fille fut mariée à un autre.

Le jour de la cérémonie, le jeune homme se trouva sur le chemin du cortège qui allait conduire la mariée au domicile de son nouvel époux ; il était un peu échauffé par la boisson qu’il avait prise pour oublier son chagrin ; excité, de plus, par les rires ironiques de deux jeunes gens qui l’accompagnaient et qui l’engageaient à se venger, il prit un pistolet à sa ceinture et, s’avançant vers le marié, lui brûla la cervelle. On se saisit de lui sans qu’il tentât de fuir ; on arrêta aussi ses compagnons, et on les conduisit à la prison de Surmineh, puis à celle de Trébizonde, où ils devaient être jugés. Condamnés solidairement à payer le prix du sang, ils furent taxés, à la demande du père de la victime, à une somme de trente mille piastres, sous peine de payer de leur vie ; le jour fixé pour le payement de la somme devait être celui de l’exécution si la dette ne pouvait être acquittée.

N’ayant pu se procurer cette somme, les condamnés furent conduits sur la place publique pour être pendus : trois potences étaient dressées ; à cette vue, l’un d’eux s’évanouit. Quelques Européens, parmi lesquels se trouvaient M. Reboul et plusieurs autres consuls, furent émus à la pensée que, faute d’une somme d’argent, relativement peu considérable, trois hommes allaient être mis à mort. Ils se rendirent en hâte auprès du pacha pour obtenir un sursis, pendant lequel ils se cotisèrent et organisèrent une quête.

Une heure se passa ; ils n’avaient encore pu réunir qu’une dizaine de mille piastres. On fit une tentative près du père : il refusa ; de nouveaux efforts furent faits, et, la charité aidant, on augmenta de cinq mille piastres la somme ; cette fois le père accepta.

L’ordre fut immédiatement envoyé par le gouverneur de reconduire à la prison les trois malheureux qui, depuis deux heures, attendaient la mort au pied de la potence.

L’un des condamnés avait été si effrayé des apprêts de son supplice et des alternatives qui avaient précédé sa grâce, qu’il mourut quelques jours après.

Un autre faillit devenir fou de joie.

Mais le troisième, celui qui avait tiré le coup de pistolet, dit froidement que les Européens et les