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cette époque, plus de douze cents sandals naviguaient entre Trébizonde, Souchoum-Kaleh et Redout-Kaleh. Les Russes ont beaucoup contribué à la décroissance du transit qui se faisait avec la Perse, et dont une grande partie, attirée par des conditions meilleures, passe maintenant sur leur territoire par le Caucase et Poti.

On espère que la route carrossable qu’a fait ouvrir le gouvernement ottoman et qui doit passer par Gumuch-Khané, Baïbourt et Erzeroum, pour se prolonger jusqu’à Bayazide, à la frontière de la Perse, pourra rendre à Trébizonde un peu de son ancienne splendeur[1].

Le débarquement, à Trébizonde, ne manque pas d’un certain effet pittoresque. Le peu de profondeur de la rade oblige les grands navires à mouiller au loin, et il faut se transborder dans des caïqs qui, lors de l’arrivée des navires, viennent en grand nombre prendre les voyageurs pour les conduire au rivage. Lorsque la petite estacade de bois et de pierres, seul indice du port, se trouve par trop encombrée de marchandises, on doit se résoudre à se hisser sur les épaules d’un hamal (porte-faix) plongé dans l’eau jusqu’à la ceinture. Ces hamals sont des hommes d’une force herculéenne et justifient bien le proverbe qui dit : « Fort comme un Turc. » J’ai vu tel de ces hommes qui, à l’aide de deux de ses camarades, chargeait sur ses épaules et sur ses reins (protégés par un épais rouleau de nattes cousu dans une peau) une pièce de vin ou un boucaut de sucre pesant trois cents kilos, et il montait, avec cet énorme fardeau, la côte qui va du port au Giaour-Meïdan ; c’est quelque chose comme l’ascension des buttes Montmartre.

La douane est peu rigoureuse pour celui qui sait à propos user du bakhchich (pourboire). Les douaniers turcs, semblables en cela à beaucoup de leurs confrères des États-Unis, ou même de quelques États européens, ne sont jamais insensibles à ces générosités.

Il est fort curieux de voir sur la plage les barques, sandals, caïqs, mahones, hissés à l’aide de cabestans, rangés en ligne, comme l’étaient, sur le rivage de Troie, les galères des Grecs ; le rapprochement est d’autant plus sensible que ces embarcations, à la poupe et à la proue recourbées, aux flancs arrondis, rappellent par leurs formes, dans l’ensemble et les détails, les navires des bas-reliefs anciens.


II
Population maritime. — La pêche du khamsi et la chasse aux grebes.


La population maritime est assez nombreuse à Trébizonde. En dehors de la petite navigation commerciale, les marins y sont employés à la pêche d’une espèce d’anchois nommé par les Turcs khamsi, et dont il se fait sur toutes les côtes du nord de l’Anatolie une prodigieuse consommation. Pour les vrais Trébizondis, ce poisson est un mets de prédilection et de première nécessité ; et même, lorsqu’ils sont loin du pays, ils demandent avec sollicitude si cette pêche a été abondante. Les pêcheurs de khamsi allument à l’arrière de leur embarcation un brasier de bois résineux placé dans un gril de fer. Les bancs de khamsi, attirés par l’éclat de la flamme, vont et viennent autour d’un filet qui reste dans l’axe du bateau en dérivant avec lui. C’est par milliers que l’on pêche ces petits poissons, qui sont en partie mangés frais, en partie salés et empilés dans des sacs de laine pour être expédiés dans les localités voisines. On vend le khamsi à très-bas prix ; c’est une précieuse ressource pendant les longs carêmes des Grecs et des Arméniens.

On pèche à Trébizonde beaucoup d’autres poissons de qualité inférieure ; il en est de même des huîtres, qui sont petites et très-fades, l’eau de la mer Noire étant peu chargée de sel.

Pendant plusieurs années, de 1865 à 1868, on fit à Trébizonde et dans les ports des environs une chasse aux grèbes très-active et très-productive.

Vers l’époque où les grands froids glacent les lacs et les grands étangs de l’intérieur, c’est-à-dire du mois de janvier au mois de mars, ces oiseaux, que les Turcs désignent sous le nom de koukarina, viennent le long des plages se mettre à l’abri et chercher leur nourriture. Les pêcheurs et les riverains se réunissent. Des centaines de caïqs sortent, montés chacun de trois ou quatre hommes. Le plus adroit se place à l’avant, pendant que les autres rament ou chargent les armes. Toutes ces embarcations se déploient en fer à cheval, en face d’une petite baie où les koukarinas sont nombreux ; elles s’avancent en ligne vers la côte, et cherchent à enfermer dans un espace étroit ces oiseaux, qui plongent pour regagner le large et passent tout autour des barques ; mais, d’instant en instant, ils reparaissent sur l’eau pour respirer et s’exposent ainsi au feu des chasseurs ; le plus grand nombre de ceux qui ont pu échapper à la fusillade, affolés par la peur, se réunissent dans une baie voisine où les caïqs les poursuivent.

La journée finie, chasseurs et bateliers portent dans les villes et les villages voisins le produit de leur chasse, et le vendent à des spéculateurs de toutes les nations qui ont établi des séchoirs et des ateliers pour dépouiller les grèbes et préparer leur peau.

À Batoum, la quantité de ces oiseaux morts était telle, que la police turque fut obligée d’ordonner de les enterrer, de peur que les miasmes délétères qu’ils dégageaient en se corrompant ne fussent nuisibles à la santé publique.

Les peaux, qu’on ne payait en 1864 que quelques sous, valaient en 1868 cinq à six francs la pièce. On estime à six cent mille la quantité de koukarinas expé-

  1. Depuis l’époque où je prenais ces notes, la route de Trébizonde en Perse a été livrée à la circulation ; mais le chemin de fer transcaucasien, récemment terminé, et qui doit aboutir à Erivan, accaparera probablement tout le transit.