Page:Le Tour du monde - 26.djvu/38

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
38
LE TOUR DU MONDE

notre ligne de vision. — « Quoi ! ce n’est que cela ? » crient quelques passagers, presque désappointés, car de prime abord il n’a pas l’air très-formidable ; mais le navire heurte une langue de cristal qui se projette sur sa route ; ce choc commence à donner aux novices une plus juste idée de la chose. La majeure partie de la glace (des sept huitièmes aux neuf dixièmes) plonge sous la surface de l’eau ; la Panthère en a cassé un fragment énorme, qui relevé par l’avant du navire tombe sur le côté et nous présente sa tranche, dont la vue satisfait les plus incrédules.

Mais ce ne fut pour la Panthère qu’un petit incident sans importance ; elle continua de voguer dans les eaux claires jusqu’à ce que nous eussions atteint un nouveau champ de glace que nous avions d’abord pris pour une dépendance du premier ; entre les deux s’étendait un bras de mer libre, ce que les baleiniers appellent une « passe ; ». voyant que nous ne pouvions plus marcher dans la direction que nous avions choisie, nous profitâmes de cette trouée pour filer grand train vers le nord, entre les « floes ».

Bientôt nous ne vîmes plus d’eau nulle part, excepté dans notre chenal ; la glace couvrait au loin la mer ; d’en haut seulement on apercevait des passes serpentant. en tous sens. Celle que nous suivions avait, au début, deux kilomètres de large ; elle diminua peu à peu, puis commença à former des coudes ; des glaçons détachés s’y montraient çà et là. Le second, qui était de quart, tenait l’homme à la barre continuellement en haleine par ses « Bâbord ! Tribord ! Comme ça ! Tribord, tout !

— Que diable me chante-t-il ? cria le capitaine d’une voix de tonnerre. Pourquoi venez-vous sur tribord ?

— Route barrée de tous côtés, il faut revenir en arrière.

— N’y a-t-il d’ouverture nulle part ?

— Non, mais à bâbord la glace semble plus faible.

— Gouvernez dessus, et piquons droit dedans ! rugit le capitaine.

— Ça va ! monsieur ! Tribord un peu. Droite ! Droite, bien ! »

Et nous poussâmes en avant, la Panthère dressant crânement sa proue et ses bossoirs au-dessus de l’eau, et ayant l’air de regarder avec le plus profond dédain l’immense plaine de cristal qui se déployait devant nous. Elle allait l’entamer, l’ouvrir, l’écraser sous ses pieds ferrée à glace ; on eût dit que la terrible menace du capitaine : « Je te ferai marcher, ou je t’arracherai les yeux ! » avait encore augmenté son audacieuse résolution.

Nous arrivâmes bientôt si près de la glace, qu’il n’était plus besoin de commander d’en haut. Le second descendit. « Attention à la barre ! Mick ! » dit le capitaine.

Nous courions à toute vitesse, l’hélice craquant avec fureur et faisant trembler le navire dans toutes ses membrures. Il fut bientôt trop tard pour modérer son élan, le capitaine y eût-il consenti. Virer de bord était

non moins impossible. Nous nous préparâmes à recevoir le choc, chacun se cramponnant de son mieux aux bois du bâtiment. Le capitaine tenait les yeux fixés sur le point où il voulait faire sa trouée. « La barre à bâbord ! Droite ! droite, comme ça ! »

Cra-a-a-a-ash ! La puissante étrave de fer a rencontré la glace : elle la coupe, se glisse par-dessus ; la Panthère monte sur le floe, le broie et plonge de toute sa longueur dans les eaux qu’elle s’est ouvertes ; mais sa force d’impulsion n’est pas encore épuisée ; notre navire s’élance sur la glace, la brise de nouveau sous son poids ; enfin, il s’arrête ; le bruit de la débâcle semble être le cri de satisfaction et de soulagement de la noble Panthère ; elle semble vouloir reprendre haleine avant de recommencer.

La Panthère n’a pas de mal, pas la moindre avarie. Ses mâts sont d’aplomb, ses bossoirs aussi solides que jamais ; ses flancs armés de fer n’ont pas une égratignure. La première lutte a été une victoire ! À bord, personne ne doute plus de rien.

« En arrière ! » crie le capitaine. Nous reculons de cent brasses à peu près, puis, à toute vapeur, nous nous précipitons dans l’ouverture déjà faite ; le taille-mer frappe la glace ; la Panthère avance, retombe, se relève, plonge, puis s’interrompt pour respirer. Transportés de joie, nous descendons nous mettre à table ; le capitaine donne à l’officier de quart l’ordre de ne pas lui laisser le temps de prendre froid ; l’hélice tourne toujours, heurtant les débris qui s’amoncellent à l’arrière ; notre bon navire, de sa proue taillée en coin, pénètre dans le floe.

Quand nous remontons sur le pont, la fissure se forme déjà ; les coups de bélier produisent leur effet ; les champs de glace ont été mis en mouvement, la crevasse s’élargit peu à peu, et, après en avoir d’abord râclé à droite et à gauche les parois anfractueuses, nous finissons par arriver dans l’eau claire et libre.

Cette brusque attaque nous a évité un très-long circuit ; aussi loin que peut atteindre notre vue, une route facile s’ouvre pour nous vers le nord ; mais à tribord, d’épais champs de glace nous forcent à nous tenir a huit kilomètres au large du magnifique promontoire de Wilcox-Point que nous eussions désiré examiner de plus près.

Nous entrâmes bientôt dans la baie de Melville. La cloche frappait ses douze coups au moment précis où la cime émoussée du Pouce du Diable parut à notre vue, illuminée par le soleil de minuit.

Je n’oublierai jamais cette scène. Devant nous le soleil, près de plonger dans l’océan, faisait scintiller les icebergs et semait de feux les champs de glace, sous ses rayons presque horizontaux. Sur l’arc immense de la baie, les grands glaciers s’élevaient de la mer jusqu’à ce qu’ils fussent perdus dans une bande violette se détachant sur un fond d’or ; leurs terrasses d’albâtre réfléchissaient les splendeurs de la lumière. Le vieux cap, ronge par les siècles se revêtait de teintes chaudes et vermeilles ; une brillante lueur s’attardait sur le