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LA TERRE DE DÉSOLATION.

vers les vapeurs du punch fumant ; il renverse une demi-douzaine de bouteilles en me tendant la main pour me souhaiter la bienvenue.

Kraksimeut est la plus septentrionale et l’une des plus productives des douze stations du district de Julianashaab. À l’exception d’un peu d’édredon, elle fournit exclusivement des peaux et de la graisse de phoque ; pendant la saison, paraît-il, c’est un lieu fort animé. En outre de son salaire régulier, cent rixdales (deux cent cinquante francs), Pierre Motzfeldt prélève cinq pour cent sur les marchandises qu’il reçoit à l’entrepôt ; tout cela réuni lui fait environ deux mille cinq cents francs ; trois mille, trois mille quatre cents dans les bonnes années. Ce revenu lui a suffi pour vivre à son aise depuis cinquante ans ; il a élevé deux familles, et a encore, en comptant sa femme et lui, vingt-quatre personnes à nourrir. Mme Motzfeldt est propre, fort rangée et toujours vêtue à la mode esquimaude. Il n’y a pas, il n’y a jamais eu une jupe à Kraksimeut. La pitié que j’avais d’abord ressentie pour le brave gouverneur me parut bientôt mal placée : ses ressources sont plus que suffisantes pour ses besoins, et malgré le nombre de bouches à sa charge, il lui reste de quoi faire venir de Copenhague toutes les bonnes choses qu’il peut désirer. On n’est pas nécessairement malheureux parce qu’on se trouve, seul Européen, dans l’unique maison d’une île solitaire. Notre ami a sous ses ordres une quarantaine d’Esquimaux habitant de petites huttes qu’on peut à peine distinguer des roches nues qui forment le sol de l’île.

Laissant derrière nous Kraksimeut, nous fîmes à la voile une course splendide au milieu des îles jusqu’à cc que le navire entrât dans les eaux libres du fiord de Sermitsialik. À mi-chemin de ses berges, nous tournâmes le cap sur le glacier.

Nos yeux le cherchaient ardemment sans le découvrir encore ; mais, ayant franchi une courbe du golfe, nous vîmes peu à peu se dessiner sur le ciel une longue barre blanche au-dessous de laquelle tombait vers la mer un large rideau qui prenait l’aspect d’un mur, à mesure que la vapeur nous rapprochait du but.

XI

Le glacier. — Exploration. — Bruits étranges. — Le pont de glace.

Comment décrirai-je la scène qui se déroula sous nos yeux pendant notre rapide traversée du fiord ? Imaginez ce qu’elle peut être !

Le fiord a plus de trois kilomètres de large ; la vallée entière, occupée par le glacier, a la même largeur. Et quelle est la profondeur de ce glacier ? Nul ne saurait le dire, mais elle ne doit jamais être moindre de plusieurs centaines de pieds, et en maint endroit elle dépasse probablement six cents mètres. Pendant près de quatre lieues, les berges du golfe sont celles du glacier lui-même, et se terminant en forme de coin, disparaissent dans la grande mer de glace qui s’épand

à droite et à gauche au-dessus des plus hautes montagnes, attirant le regard sur sa surface, sans bornes comme celle de l’Océan. Peu à peu nous perdîmes de vue le plan incliné, puis la ligne blanche de la mer de glace : nous étions devant une immense falaise, de cent à deux cents pieds d’élévation, diaphane comme le plus pur des cristaux et reflétant toutes les teintes du ciel.

Je me sentais pris de frissons en approchant de ce vaste domaine de la gelée. Se réunissant en larges fleuves, la glace et la neige fondues de la surface du glacier s’élançaient par-dessus la falaise en formant des nuées flottantes d’écume où dansaient les couleurs irisées d’un arc-en-ciel. Le bruit de ces cascades remplissait les airs ; par intervalles, le tonnerre des convulsions intérieures du glacier venait retentir à nos oreilles.

La falaise est parfaitement verticale ; mais, bien loin d’offrir une surface unie, elle présente le plus fantastique assemblage de formes qui se puisse concevoir — cavernes qui se perdent dans un insondable lointain, clochers symétriques, ogives, fissures où l’œil plonge dans un bleu profond, transparent, changeant à chaque seconde ses teintes fugitives, légères comme celles de l’opale : impossible au peintre de les reproduire.

« &#x202FlLe rayonnant éclat de l’œil noir d’une femme » n’est pas plus difficile à saisir. Un vert non moins délicat, non moins splendide, colore tous les retraits où la glace surplombe les eaux. Aux rayons du soleil la superficie de ces immenses cristaux est du blanc le plus pur, excepté dans les endroits où il y a eu cassure récente ; on dirait les doux reflets du satin : ce chatoiement provient des angles différents sous lesquels la lumière est réfléchie.

Nous marchions le moins vite possible, afin de mieux étudier ces phénomènes ; aussi mîmes-nous près d’une heure à atteindre le bord opposé.

À la berge méridionale, à soixante mètres des roches, nous trouvâmes que le sol de la mer, subitement remonté, indiquait l’existence d’un bas-fond qui pouvait offrir un bon ancrage ; nous mouillâmes par dix-neuf brasses d’eau, et la Panthère se balança au courant qui marchait avec une vitesse de quatre nœuds à l’heure.

Nous descendîmes à terre après souper, et grimpant parmi des roches abruptes, nous escaladâmes une colline haute de trois cent cinquante mètres ; le soleil descendait derrière les montagnes ; la grande mer de glace, se profilant sur le crépuscule embrasé, s’empourprait de flammes comme lui. Ce désert sans bornes, dont la dure et froide superficie étincelait de lueurs empruntées, se revêtait des splendeurs du ciel : nous oubliâmes un moment que nous avions sous les yeux le seul pays du Monde digne de se nommer la Terre de Désolation.

La nuit fut des plus inquiétantes pour la sûreté du navire : par intervalles, notre dangereux voisin nous avertissait de sa présence. On entendait un craquement sec, vif, bientôt suivi du bruit de la chute d’un corps très-lourd, annonçant qu’un iceberg s’était détaché