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LE TOUR DU MONDE.

grés d’inclinaison, serait, dans les Alpes, de quinze à trente-cinq centimètres par jour. Au Groënland, d’après mes recherches, je la crois de douze à vingt centimètres dans le même espace de temps. Mais les glaciers de la Terre-Verte ont avec les glaciers des Alpes une autre dissemblance très-accusée. L’extrémité de ceux-ci, descendant dans une région plus basse et plus chaude, se fond et disparaît comme le ferait le bout d’une chandelle de suif auprès d’un poêle allumé. À la Terre-Verte, au contraire, il ne descend jamais dans un milieu assez chaud pour en déterminer la fonte ; mais, dans tout l’éclat de sa froide splendeur, il arrive à l’Océan, et se fait à lui-même sa ligne de côtes. La température du Groënland est partout trop basse pour permettre une liquéfaction considérable : la glace se détache par fragments et flotte sur les eaux avec les roches qu’elle renfermait.

Ces fragments portent le nom de montagnes de glace (icebergs). Dissoutes très-lentement, à mesure que le grand courant polaire les emporte vers le sud, elles mettent souvent les navires en danger avant de disparaître en laissant tomber au fond de la mer leur fardeau de pierres et de sables, une des principales causes, disons-le en passant, de l’existence des bancs de Terre-Neuve.

Quant au volume des glaciers, il est parfois énorme : pendant mes voyages en terre arctique, j’en ai vu un de cent kilomètres de large ; son front, incliné dans les eaux, est baigné par les vagues comme tout autre rivage. De chaque côté s’élèvent des falaises de roches hautes de cent cinquante à trois cents mètres ; celles de glace en ont de quinze ou vingt à près de cent. Le mur de cristal descend jusqu’au fond de la mer, c’est-à-dire à plus de six cents mètres au moins.

Cette « mine » d’icebergs, la plus étendue qu’on connaisse, se trouve à l’extrémité du détroit de Smith et fut découverte par le docteur Kano, qui la nomme « Grand glacier de Humboldt ».

Depuis j’en ai visité un de trente-deux kilomètres de large dans le fiord d’Aukpadlartok.

Je retourne à la Panthère, que nous avons laissée sortant du fiord d’Eric le Rouge.

Nous étions déjà au large, et on venait de déjeuner, lorsque nos camarades, enfin reposés de leurs réjouisances de la nuit, émergèrent de leurs cabines. En nous maintenant avec soin entre les côtes et les îles qui presque partout forment un rempart au littoral du Groënland, nous parvînmes à échapper à la glace qui nous avait tant alarmés à la première apparition de la Terre Désolée. Vers le soir, notre pilote, qui était resté à la barre presque toute la journée, s’approcha du capitaine :

« Capitaine ! vous voir ?

— Oui.

— Deux icebergs là-bas ! — passer entre les deux !

— Oui.

— À tribord, après. — Pas toucher roche. — Cap sur iceberg, port — eau, pas profonde ; tribord,

beaucoup glace — port petit. — Tribord, beaucoup. Kraksimeut, vous voir ?

— Oui, pilote, dit le capitaine ; moi voir, aussi bien que dans un four ! » Puis s’adressant à l’officier de quart : « Hohé, de l’avant !

— Oui, monsieur !

— Allez au bout-dehors du grand foc, et veillez soigneusement aux roches. — Aidez à relever le plomb.

— Oui, monsieur. »

Et maintenant, en biaisant à droite et à gauche, en prenant la glace tantôt à bâbord, tantôt à tribord, en frôlant les roches de la manière la plus alarmante, le pilote et le capitaine s’arrangèrent entre eux pour faire passer à la Panthère un fort mauvais quart d’heure. Enfin, nous pénétrâmes dans un étroit bassin ; l’ancre mordit le fond à l’instant même où notre bout-dehors se préparait à enfoncer l’unique maison qui parût sur la berge. Cette habitation n’avait qu’un rez-de-chaussée, au-dessus duquel flottait un pavillon danois, grand comme un mouchoir de poche. — Les curieux affluaient pour nous voir.

« Ma maison ! » dit le pilote. « Maison du gouverneur, Kraksimeut ; moi, gouverneur ! »

C’était Pierre Mortzfeldt, dont j’ai parlé plus haut ; un parfait honnête homme, Son Excellence le gouverneur de Kraksimeut, en ce moment pilote provisoire à bord de la Panthère.

Kraksimeut est un tout petit îlot formant la pointe extrême de la ligne de faîte qui sépare le fiord de Julianashaab de celui que nous venons visiter. Pour y arriver, nous avons dirigé le navire vers le nord-ouest ; demain, on mettra le cap sur le nord-est. Pierre Motzfeldt nous invite à descendre : nous acceptons avec plaisir ; mais les gens sentent le poisson tout autant qu’à Julianashaab. Le gouverneur est le seul homme blanc du lieu : Mme Motzfeldt, Esquimaude à peu près pur sang, porte les inévitables bottes, la culotte de peau, la jaquette courte, le chignon pressé, tordu, raide comme une corne et orné de rubans. La vingtaine de fils et de filles annoncée est bien là ; les deux bateaux que nous avons vus à. la « capitale » se sont hâtés de retourner à Kraksimeut dans l’espoir de notre visite.

Le paysage est lugubre ; à peine si dans les crevasses des rochers on aperçoit des traces de végétation ; à peine si on peut entrevoir quelque peu d’eau parmi les îles et les icebergs ; mais un ciel doré s’étend au-dessus du soleil couchant et illumine de ses splendeurs les étincelants joyaux de la mer.

Je fais le tour de l’île et reviens à la demeure du gouverneur. Au lieu de trouver, comme je m’y attendais, le maître du lieu « dans la gêne plongé jusqu’à y perdre pied, » je vois une table chargée de toutes sortes de choses potables et mangeables ; les pipes, le tabac, les cigares circulent à la ronde ; impossible d’imaginer une société plus joyeuse ; on s’est littéralement emparé de tout ce qu’il y a de bon à Kraksimeut, y compris Son Excellence, dont l’aimable physionomie rayonne à tra-