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est nécessaire de jeter un rapide coup d’œil sur la topographie de cette partie de la Corée. Le fleuve Han-kang prend sa source dans les grandes montagnes de l’est et coule généralement dans la direction du nord-ouest. La capitale, Séoul, est située sur la rive droite, à dix lieues de l’embouchure. Avant de se jeter dans la mer, le fleuve est divisé en deux bras par l’île de Kang-hoa, dont la superficie est de quatre cents kilomètres carrés. L’un des bras, inaccessible aux navires européens, coule droit à l’ouest ; l’autre, que les indigènes nomment très-justement « Rivière Salée », puisque l’eau en est complètement saumâtre, est dirigé du nord au sud. Il débouche dans une série d’archipels qui, sur l’étendue de douze lieues séparant l’île de Kang-hoa du golfe du Prince Jérôme, ne comptent pas moins de cent quarante-deux îles ou îlots. Quand on saura que les courants de marée atteignent souvent dans ces parages la vitesse de sept milles à l’heure, on appréciera sans peine les difficultés qu’y rencontre la navigation. Heureusement, à marée basse, une grande quantité de ces îles sont reliées par d’immenses bancs de vase grise qui sont d’un aspect fort triste, mais qui permettent de deviner les passes. Grâce et ces dépôts du fleuve, on risque moins de se perdre dans cet effrayant labyrinthe maritime ; mais il est à craindre que l’accès du Han-kang devienne de plus en plus difficile pour les bâtiments d’un certain tonnage.

Le 22 septembre, les trois bâtiments, guidés par le Déroulède, s’engagèrent dans le chenal, en gouvernant au nord. De tous côtés les Coréens s’assemblaient au sommet des collines, et contemplaient sans doute avec un mélange d’admiration et de crainte ces puissants navires à vapeur, d’un aspect si nouveau pour eux, qui remontaient un courant contre lequel aucune jonque n’aurait osé lutter. Un peuple qui vit volontairement dans l’isolement et y puise une idée exagérée de sa valeur, doit faire de singulières réflexions quand une des merveilles de la science européenne se montre inopinément à lui.

La vue était assez monotone : à notre droite, les montagnes arides et brûlées de la côte se dessinaient sur un ciel d’une admirable pureté ; et notre gauche, un défilé ininterrompu d’îles laissait rarement entrevoir l’horizon. De temps en temps un bouquet d’arbres couronnait une colline ; les petits bois, sacrés aux yeux des Coréens, sont, suivant la légende, habités par les génies protecteurs du pays. Quelques hameaux, généralement situés à l’abri des vents de nord-ouest, qui soufflent furieusement en hiver, se trouvèrent sur notre route. Peu après avoir dépassé le dernier de ces hameaux et s’être engagé assez avant déjà dans la Rivière Salée, le Primauguet toucha sur un banc de roches et perdit sa fausse quille. Cet échouage, sans gravité d’ailleurs, interrompit l’exploration, qui fut reprise le lendemain, cette fois par les deux petits bâtiments seuls. La corvette resta au mouillage près d’un charmant îlot, boisé de la base au sommet.

Le Tardif et le Déroulède arrivèrent, le 25, devant le port de Séoul, sans avoir été sérieusement inquiétés par la population. On avait dû cependant surmonter de grands obstacles, et les échouages n’avaient pas fait défaut. Mais la récompense des efforts qu’il avait fallu faire et de l’énergie qui avait été dépensée était belle : pour la première fois, des bâtiments européens mouillaient devant la troisième capitale de l’Extrême Orient.

Quelques jonques, qu’il fallut disperser à coups de canon, tentèrent de s’opposer au passage de nos bâtiments au moment où ils touchaient au but. À la suite de cet événement, un mandarin qui s’intitulait « l’Ami du peuple » apporta à bord du Déroulède un message n’ayant aucun caractère officiel. Le tour de ce document nous parut assez caractéristique ; en voici la traduction :

« Maintenant que vous avez vu la rivière et les montagnes de ce petit royaume insignifiant, ayez la bonté de vous en aller. Tout le peuple en sera content. Toutefois, si, en jetant un dernier regard sur nous, vous vouliez éloigner tout soupçon, tout doute de nos cœurs, vous nous rendriez très-heureux. Nous osons, mille fois, dix mille fois, vous implorer, et nous espérons que vous vous rendrez à notre prière. »

Cette humble supplique dénotait, de la part de la population, et probablement du gouvernement, une grande terreur. On rassura le mandarin, et les bâtiments ne firent en cet endroit qu’un court séjour, pendant lequel on exécuta des levés et des sondages. Il fut impossible de voir de près la capitale, distante de la rive d’environ trois quarts de lieue. Mais, avec l’aide d’un plan qui nous tomba plus tard entre les mains, avec les récits des missionnaires et la vue de l’île et de la ville de Kang-hoa, il nous fut facile de nous figurer l’aspect de la cité capitale.

Séoul est bâtie au pied de montagnes élevées, qu’on aperçoit de très-loin en mer. Une muraille percée de neuf portes entoure complètement la ville, qui est traversée par un petit cours d’eau. Le quartier, de forme rectangulaire, occupé par le palais royal et les édifices du gouvernement est séparé du reste de la ville par un mur et un fossé. Là seulement se trouve un peu de luxe ; la cité proprement dite ne diffère des misérables villages coréens que par l’étendue.

Le Déroulède et le Tardif descendirent lentement la rivière, en continuant leurs opérations hydrographiques et en recueillant des observations de toute nature. Enfin, le 30 septembre, les deux bâtiments rejoignirent le Primauguet, après avoir essuyé une fusillade à la hauteur de Kang-Hoa.

Pendant ces quelques jours, la corvette, quoique immobile, avait eu aussi ses aventures. Le soir même de son mouillage en face de l’île boisée, elle se trouva échouée sur un banc de sable. Ne connaissant aucune des données relatives aux marées, on avait mouillé par un fond de quinze mètres à mer haute avec la persuasion qu’on était en parfaite sûreté. À mer basse, il n’y avait plus que quatre mètres d’eau. La mer avait donc