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sourde oreille. Il doit enfin céder aux instances de la troupe qui l’appelle : il ouvre, et sur ses pas la jeune fille en larmes se jette aux pieds des auteurs de ses jours, qui la menacent de leur malédiction. Là-dessus, intervention des âmes charitables que ce spectacle émeut ; attendrissement de la mère ; fière et inexorable attitude du père ; coalition et assaut d’éloquence de tous les assistants, pour fléchir la dureté de son cœur, et chaleureuses protestations du prétendant, qui s’engage à devenir le modèle des gendres. Enfin le père n’y tient plus : sa résistance est vaincue ; il relève sa fille, il pardonne à l’amant et le nomme son beau-fils. Bientôt, comme par enchantement, des coupes de saki circulent dans les rangs de la société ; tout le monde prend place sur les nattes de l’appartement ; on fait asseoir les deux coupables au milieu du cercle, on leur verse à pleins bords un bol de saki, et quand ils l’ont vidé, le mariage est reconnu et proclamé comme valablement contracté, en présence d’un nombre suffisant de témoins, et le tabellion l’enregistre le lendemain sans la moindre difficulté.

L’on ne connaît pas au Japon la coutume des voyages de noces. Loin de laisser les jeunes époux jouir en paix de leur bonheur, il n’est sorte de prétexte que l’on n’invente pour les accabler d’invitations et de visites, toujours accompagnées de collations et de libations prolongées.


Troupe d’aveugles en voyage égarés au passage d’un bac. — Fac simile d’une caricature japonaise.

Aussitôt que l’épouse a l’espoir de devenir mère, le ban et l’arrière-ban de la parenté se réunissent à son domicile, et la proclamation de l’heureuse nouvelle est saluée par un concert de félicitations bourrues, de questions indiscrètes et de confidences hygiéniques, absolument intraduisibles dans nos idiomes de l’Occident, à moins que l’on ne veuille recourir au latin. La jeune femme, à dater de ce moment, passe sous la haute direction d’une matrone expérimentée, l’obassan, vrai personnage de comédie, dont toute la science consiste à se rendre indispensable pour le reste de ses jours dans la maison où elle a su faire agréer ses services. Le troisième mois atteint, nouvelle solennité, non moins difficile à décrire que la précédente. L’obassan en fait les honneurs : elle déploie avec dignité, étale aux yeux des témoins, décrit en long et en large, et finalement applique à sa protégée la ceinture traditionnelle de crêpe rouge, qui ne doit plus être déposée qu’à la sixième lunaison. Quand l’heure suprême s’est annoncée, parents et voisins font cercle autour de la patiente, qui, tantôt gisante sur le flanc, tantôt accroupie et se soutenant des deux mains à une bande d’étoffe fixée au plafond de sa chambre, subit avec une humble résignation la torture que lui imposent tour à tour les ordres de l’obassan et les avis contradictoires des conseillers officieux. L’événement même ne fait que redoubler leurs obsessions. Un inconcevable préjugé refuse à la jeune mère le repos réparateur que tout son être sollicite ; elle ne le trouve que lorsque