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LE JAPON,


PAR M. AIMÉ HUMBERT, MINISTRE PLÉNIPOTENTIAIRE DE LA CONFÉDÉRATION SUISSE[1].


1863-1864. — TEXTE ET DESSINS INÉDITS.


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Récréations et coutumes domestiques.

Les peuples de civilisation chinoise ne possèdent rien de semblable à la bienfaisante institution sémitique d’un jour de repos revenant régulièrement à la suite d’une certaine série de journées de travail. Ils ont des fêtes mensuelles ou patronales dont les classes ouvrières profitent communément fort peu, et une semaine entière, la première de l’année, pendant laquelle tous les travaux étant suspendus, la population des villes et des campagnes se livre aux divertissements qui sont à sa portée, chacun les choisissant selon sa position sociale et les ressources dont il peut disposer.

Le bourgeois de Yédo, et en général l’artisan, le fabricant, le marchand japonais, ont vécu, jusqu’à l’arrivée des Européens, dans les conditions économiques les plus exceptionnelles du monde. Ne travaillant que pour la consommation intérieure d’un pays très-favorisé de la nature, assez grand et assez cultivé pour suffire à tous ses besoins, ils ont goûté pendant des siècles les charmes d’une vie à la fois modeste et facile. Il n’en est plus ainsi. J’ai assisté aux derniers jours de cet âge d’innocence, où, sauf quelques gros négociants que la fortune s’était obstinée à poursuivre de ses largesses, l’on ne travaillait généralement que pour vivre et l’on ne vivait que pour jouir de l’existence. Le travail même rentrait dans la catégorie des jouissances les plus pures et les plus ardentes. L’artisan se passionnait pour son œuvre, et loin de compter les heures, les journées, les semaines qu’il y consacrait, il ne s’en détachait qu’avec peine, lorsque enfin il l’avait amenée non pas à une certaine valeur vénale, qui était le moindre de ses soucis, mais à un degré plus ou moins satisfaisant de perfection. La fatigue venait-elle le surprendre, il quittait l’atelier pour se donner du repos tout à son aise, soit dans l’enceinte de son habitation, soit en compagnie de ses amis, dans n’importe quel lieu de plaisir.

Il n’est pas de demeure japonaise de la bonne bourgeoisie, qui n’ait son petit jardin, asile sacré de la solitude, de la sieste, des lectures amusantes, de la pêche à la ligne, et des longues libations de thé ou de saki.

Les chaînes de collines qui sillonnent les quartiers situés au sud, à l’ouest, ou au nord du Castel, sont remarquablement riches en belles parties de rochers, en jolis vallons, en grottes, en sources et en étangs, que la petite propriété utilise de la manière la plus ingénieuse, pour réunir dans un étroit espace les agréments d’un paysage varié. Si la nature n’y suffit pas, l’on a soin d’isoler le frais enclos au moyen de haies vives ou de palissades et de cloisons de bambou recouvertes de plantes grimpantes. Quand il y a une entrée de jardin sur la rue, on jette un pont rustique sur le canal qui est devant la porte, et on dissimule celle-ci sous des touffes d’arbres et d’arbustes à l’épais feuillage. À peine en a-t-on franchi le seuil, que l’on se croirait au sein d’une forêt vierge, bien loin de toute habitation humaine. Cependant des quartiers de roc négligemment disposés en escaliers engagent le visiteur à gravir la colline, et tout à coup, dès qu’il en atteint le sommet, il découvre à ses pieds un spectacle charmant : il voit au fond d’un cirque de verdure et de fleurs, un étang gracieusement découpé, dont les rives sont tapissées d’une bordure de lotus d’iris et de nénufars ; un léger pont de bois le traverse ; le sentier qui y mène descend de gradin en gradin et passe en longs circuits par des bosquets de bambous panachés, d’azalées, de palmiers nains, de momes et de camélias ; puis au pied de beaux groupes de pins, des plus petites espèces, couronnant des rochers revêtus de lierre ; et enfin le long de collines gazonnées ou émaillées de fleurs, parmi lesquelles le lis élève sa blanche corolle au-dessus d’arbustes nains ou taillés en formes arrondies.

Quand on contemple ce tableau du fond de la vallée, il n’offre de tous côtés aux regards, que des lignes gracieuses, des mouvements de terrain ondulés, des combinaisons de formes et de couleurs également harmonieuses. Rien n’y excite particulièrement l’attention ; tout, dans l’ensemble et dans les détails de la scène, tend à replier l’esprit sur lui-même, à le bercer de molles rêveries et à ne lui laisser d’autre impression que la vague jouissance du repos.

Bien que les Japonais se complaisent, à l’occasion, en cet état voisin de l’insensibilité physique et de l’anéantissement idéal recommandés par le bouddhisme, ils sont pourtant fort éloignés de s’y livrer avec passion ou par système. S’ils ont quelque esprit de suite en ce qui concerne leur conduite journalière, il ne faut guère le chercher que dans leurs pratiques hygiéniques.

Au nombre de ces dernières, les bains tiennent le

  1. Suite. Voy. t. XIV, p. 1, 17, 33, 49, 65, 305, 321, 337 ; t. XV, p. 289, 305, 321 ; t. XVI, p. 369, 385, 401 ; t. XVIII, p. 65.