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moment en guerre avec la tribu de Ponérihouen, tribu insoumise et querelleuse, que nous avions eu nous mêmes besoin de châtier dans une précédente expédition.

Une rivière large et profonde sépare les deux tribus ; celle de Ponérihouen traversa un jour cette limite, et vint établir des plantations sur le territoire de sa voisine. C’était une usurpation, et les gens de Houindo chassèrent les envahisseurs. De là une guerre permanente pendant laquelle la tribu de Houindo vint à Houagap demander main-forte à ses nouveaux alliés, les Français. Un poste de dix hommes commandés par un sergent fut envoyé, et, avec l’aide des naturels, il établit un petit blockhaus sur le sommet d’une butte dominant la rivière à son embouchure, endroit choisi par les ennemis pour opérer leurs attaques, facilitées par une barre, qui forme là, comme au débouché de tous les cours d’eau néo-calédoniens, un gué presque continu et praticable en tout temps. De plus, à la marée basse, au milieu de la rivière, s’étale un îlot de sable assez large, sur lequel les deux partis venaient tour à tour se défier.

À partir de l’installation du poste français, les attaques continuèrent encore, mais les gens de Ponérihouen n’osèrent plus se hasarder à traverser la rivière pendant le jour. Toutefois ils la passaient quelquefois la nuit, se cachaient dans les bois, et réussissaient à massacrer quelques-uns de leurs adversaires isolés. L’un d’entre eux poussa la hardiesse jusqu’à venir au cœur du village de Houindo enfoncer sa zagaie dans la porte même du chef. — Ils possédaient quelques fusils, dont ils se servaient avec une assez grande précision. Toujours à l’affût derrière quelque rocher ou dans le feuillage épais d’un arbre de l’autre rive, ils épiaient le moment où un soldat ou un Kanak s’approchait du bord, pour lui envoyer une balle ; il est vrai que, d’un autre côté, la supériorité du tir de nos hommes et de nos fusils commençait à refroidir beaucoup l’ardeur de l’ennemi.

Cependant cet état de choses ne pouvait se prolonger, et le commandant du poste de Houagap attendait des ordres et des renforts pour frapper un coup décisif sur cette tribu turbulente. C’est à ce moment qu’eut lieu la grande fête de Houindo. Le lieutenant ni le docteur, retenus par le service, ne purent s’y rendre ; quant à moi, je ne pouvais manquer une telle occasion d’assister à un de ces grands Pilou-Pilou dont tout le monde parle, et que si peu d’Européens se sont trouvés à même de voir. Je me mis donc en route avec une escorte de Kanaks de Houagap invités à la fête, et dix soldats bien armés, qu’il était prudent d’avoir avec soi au milieu de la nombreuse réunion d’indigènes dans laquelle nous allions nous trouver.

Houindo est situé au cap Bocage et sur la route de Kanala, à mi-chemin environ de Houagap ; il faut pour s’y rendre une forte journée de marche, au bord de la mer, dans des sables et sur des coraux. À notre arrivée, le chef nous donna une case et des vivres. C’était un homme jeune et bien fait. Il nous parla avec animation de ses ennemis de Ponérihouen, qui lui avaient fait dire qu’ils profiteraient du Pilou-Pilou pour venir l’attaquer et changer cette fête en jour de deuil. Aussi les sentinelles placées en vigie sur le sommet des montagnes avaient ordre de redoubler de surveillance. Le chef nous montra devant sa case, avec un air d’orgueil, quatre ou cinq crânes qui grimaçaient au bout de longues perches, trophées glorieux des derniers combats. Quant au reste des cadavres auxquels ils avaient appartenu, on aurait eu grande peine à en retrouver quelques os à demi calcinés par le feu, et rongés par les dents avides de ces implacables sauvages.

Le lendemain, je me rendis à sept heures du matin sur le théâtre de la fête ; c’était une vaste plaine que dominait un plateau. Au sommet de celui-ci étaient assis les chefs et les vieillards, au bas se tenait la foule devant laquelle s’élevait un amas considérable d’ignames ; trente ou quarante jeunes gens, choisis parmi les plus beaux de la tribu, venaient en prendre chacun une charge, et tous ensemble remontaient au pas de course sur le plateau, avec leurs fardeaux, qu’ils déposaient aux pieds des chefs ; ensuite, toujours courant, ils retournaient au grand tas d’ignames, pour en rapporter une nouvelle charge, et ainsi de suite. Dans cette course effrénée, ils étaient suivis par la foule hurlante, qui bondissait autour d’eux en brandissant ses armes.

Tout Européen se fût intéressé à cet étrange spectacle ; mais un peintre, un sculpteur n’aurait pu se lasser d’admirer les formes des jeunes acteurs ; de plus beaux modèles académiques ont rarement posé dans un atelier.

Le Calédonien a généralement le corps grand et svelte ; jamais l’embonpoint de l’Européen ne vient vulgariser ses formes ; ses muscles, fondus dans la chair pendant sa jeunesse, ressortent en saillie vigoureuse dans son âge viril. Il est infatigable, alors surtout que le plaisir ou la passion l’anime.

Les ignames apportées sur le plateau étaient divisées en tas inégaux, surmontés de cocos, de poissons, etc., et chacun formait la part réservée à un chef ou à une famille des assistants ; personne n’était oublié.

Depuis deux heures environ je regardais cette scène, lorsqu’un long cri aigu et perçant retentit au loin, dominant même le bruit de la fête. Aussitôt, tout le monde devint immobile, et l’anxiété se peignit sur tous les visages. Ce hurlement lugubre et lointain, c’était le cri de guerre : les gens de Ponérihouen, fidèles à leur promesse, tentaient une attaque ; et les sentinelles, du haut des montagnes, signalaient leur approche. Au milieu du silence général, le chef de Houindo prit la parole, et ordonna en peu de mots à ses jeunes gens d’aller au-devant de l’ennemi ; tous, brandissant leurs armes, se précipitèrent à l’envi vers le point de l’attaque, où, à l’exception des femmes, toute l’assistance les suivit. Curieux d’être témoins de cette lutte, nous nous joignîmes à la foule.