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mes, des taros et des cocos, afin qu’ils voient que nous partageons avec eux et que nous sommes des amis. »

Quelques instants après, à la grande satisfaction de Poulone et de nos guides kanaks, un grand amas de vivres indigènes s’élevait au milieu de nous ; mais nous, de notre côté, ne voulant pas être dépassés en générosité, nous invitâmes le vieux chef à dîner, après lui avoir offert du tabac, des pipes et des étoffes.

Le visage de ce vieillard, toujours grave, soucieux même, prit dès lors une expression plus confiante. Cependant il se trouvait avec ses ennemis les plus détestés, avec ceux qui avaient voulu lui enlever son indépendance, à lui le vieux sauvage, c’est-à-dire le plus libre des hommes et le plus jaloux de sa liberté ; mais le repas était bon, et les sauvages eux-mêmes sont gracieux avec ceux qui les traitent. Chacun de nos ustensiles de table attirait la curiosité de tous ; le vieux chef, non moins ignorant que ses sujets de la manière d’utiliser une fourchette ou une serviette, regarda d’abord tranquillement notre manière d’opérer et finit par nous imiter sans trop de maladresse. À la vue d’un morceau de sucre, il hésita à mettre dans sa bouche cette pierre blanche, mais quand il en sentit la douceur et qu’il apprit que c’était l’extrait de la canne indigène, il parut très-surpris, et, après l’avoir émietté en un grand nombre de très-petits fragments, il les distribua aux plus notables de ses sujets. Particularité caractéristique de cette race de sauvages, le Calédonien se refuse toujours à boire de l’eau-de-vie ; ce fut à peine si le chef trempa ses lèvres dans celle que nous lui offrîmes.

La grande et forte tribu de laquelle dépend le village de Poimbey était autrefois très-redoutée de ses voisins des deux rives, où elle descendait quelquefois subitement pour faire des razzias, dont elle emportait le butin dans ses montagnes ; on n’osait pas venir l’y attaquer. Poindi Patchili, chef actuel de cette tribu, est frère d’Onine, chef d’Amoa, dont j’ai raconté la fin misérable.

Poindi est grand et bien fait, d’une bravoure et d’une agilité extrêmes ; sa peau est presque blanche. Il reste toujours dans ses montagnes sauvages, loin des blancs qu’il hait parce qu’ils ont tué des chefs, ses parents et ses amis, dont ils ont pris les territoires. Nous avions donc lieu de nous défier ; cependant nous passâmes la nuit au milieu des guerriers au moins mal intentionnés de cette tribu : mais notre audace même, qui domine toujours ces natures naïves, était notre meilleure sauvegarde. Toutefois nous ne dormions que d’un œil, et l’un de nous veillait, faisant le guet.

La nuit ne fut troublée que par un incident assez comique : j’avais recommandé qu’on m’éveillât à cinq heures du matin. Ma montre était suspendue près de ma tête ; au jour naissant, notre sentinelle, un soldat de marine, s’avança le plus doucement possible pour regarder l’heure, mais si légèrement qu’il marchât, le faible bruissement de la paille sur laquelle j’étais étendu me réveilla et, prompt comme l’éclair, j’appuyai mon revolver sur la tête du soldat en disant brusquement : « Qui va là ? » Je reconnus de suite mon erreur, mais le malheureux était si effrayé qu’il ne songea plus à regarder l’heure, et retourna à son poste sans me répondre.

Au réveil, nous nous mîmes en route en remontant la rivière ; un grand nombre d’habitants nous accompagnaient. Au bout d’une heure environ de marche, une cascade magnifique se présenta subitement à nous. Au sommet du plateau qu’elle parcourt, la rivière est tout à coup obligée de passer entre deux énormes blocs de rocher ; ses eaux roulent écumantes et furieuses jusqu’à l’extrémité de cet étroit défilé, où une colonne de roche debout au milieu du rapide les divise en deux canaux plus étroits encore. Là elles s’engouffrent avec une telle violence qu’elles se pulvérisent en écume et en pluie qui s’élève jusqu’à une hauteur considérable. Au sortir de ce passage, la rivière se précipite, d’une hauteur de douze mètres environ, dans un grand bassin très-profond, dont les parois à pic sont comme ciselées dans le roc. Le calme des eaux au fond du gouffre forme un contraste des plus étranges avec la fureur qui les anime plus haut.

Le bruit produit par cette cascade est tel, que jusqu’à une certaine distance on ne peut pas s’entendre parler. Les rochers contre lesquels se brise la rivière sont formés d’un marbre violet et verdâtre qui, poli par un long frottement, ajoute encore par son éclat à la beauté du paysage.

Au-dessus de cette cascade, rien de curieux n’attira notre attention ; nous séjournâmes encore quarante-huit heures au milieu des naturels, sans relever dans leur conduite le moindre indice d’hostilité, et nous pûmes bientôt regagner Houagap, chargés de précieux spécimens botaniques et géologiques.

La cascade de la Ti-Houaka n’est pas la seule, sur la côte nord-est de l’île, qui appelle le crayon ou le pinceau d’un artiste, ainsi que le témoigne la gravure de la page 12, représentant la belle cascade de Ba, qui anime le fond de la baie Lebris.

XV
Pilou-Pilou, combat et cannibalisme.


Au commencement du mois de juin 1864, le chef de poste de Houagap reçut une nombreuse et solennelle députation de la tribu de Houindo ; on venait l’inviter à assister au Pilou-Pilou qui devait être célébré dans cette tribu le 6 juin à l’occasion de la récolte des ignames, avec toute la pompe requise par les vieilles coutumes ; cinq ou six tribus, dont quelques-unes habitaient de l’autre côté de l’île, devaient s’y rendre.

Généralement les Kanaks n’aiment guère, dans ce genre de fête, la présence de l’Européen et surtout celle des soldats français ; mais ce qui, dans cette occasion, engageait vivement le chef de cette tribu à inviter les blancs, ses voisins, c’est qu’il était en ce