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Ainsi que je l’ai dit, nous avions établi notre camp au milieu d’un îlot de verdure ; tout autour de nous, faute d’aliments, l’incendie s’était éteint de lui-même ; mais au moment où nous sortions du bois une balle partie d’un buisson situé à quelques pas vint passer en sifflant au milieu de nous. Heureusement personne ne fut atteint. L’ardeur de nos troupes fut même au contraire surexcitée par cet incident et nous nous précipitâmes vers le fond de la vallée sur les traces des Kanaks qui s’éloignaient devant nous ; mais ces indigènes ne tardèrent pas à adopter une tactique inquiétante ; ils se mettaient en embuscade derrière les nombreux obstacles, fossés, ruisseaux, troncs d’arbres, etc., qui encombraient le fond de la vallée ; puis, attendant que nous fussions à belle portée, ils faisaient feu sur nous et disparaissaient à la faveur des longues herbes. Nous leur laissions si peu de temps pour viser, notre élan était si rapide que leurs balles lancées presqu’au hasard étaient peu dangereuses, cependant l’une d’elles passa, entre le docteur et moi, à la hauteur de nos têtes, et alla se loger dans la cuisse d’un de nos alliés indigènes placé sur une petite hauteur derrière nous. Il était donc temps de changer nous-mêmes de tactique ; notre position, examinée de sang-froid, était loin d’être rassurante. Nous étions vingt-cinq hommes, disparaissant à demi au milieu de ces épais fourrés et de ces hautes herbes ; nos ennemis étaient quatre ou cinq cents, connaissaient les lieux et nous dominaient ; nous ne pouvions cependant nous retirer, d’autant plus que dans le fond même de la vallée nous voyions sur un plateau assez élevé se dresser de hautes et nombreuses cases environnées d’une masse d’indigènes qui nous défiaient et nous provoquaient par leurs danses et leurs cris.

Voici le plan qui fut en quelques minutes conçu et mis à exécution : quinze hommes restèrent en groupe au fond de la vallée, les dix autres, divisés en deux troupes, marchaient sur les flancs. Ceux-ci, dont les regards pouvaient plonger dans les ravins et les broussailles, apercevaient toutes les embuscades dont quelques balles faisaient bientôt déguerpir les Kanaks. De la sorte, avec un élan vraiment irrésistible qui m’a bien fait connaître la furia francese, nous atteignîmes bientôt le village déjà abandonné par ses habitants, effrayés de l’audace de notre poignée d’hommes.

Le feu détruisit les cases, et nous revînmes au camp, n’ayant eu de blessé que le Kanak dont j’ai parlé. Je dois ajouter qu’en nous voyant marcher en si petit nombre à l’attaque du grand village de Poindi-Patchili, nos alliés indigènes n’avaient osé nous suivre. Trois ou quatre seulement, au nombre desquels était le brave Ti, s’étaient décidés à nous accompagner.

Les nombreux Kanaks qui faisaient partie de cette colonne expéditionnaire cédaient du reste à l’influence d’un chef indigène dans lequel, pour ma part, j’avais peu de confiance. Cet homme, nommé Kahoua, était, à l’arrivée des Français dans l’île, chef du territoire qui s’étend sur la côte nord-est entre Touho et Hienguène ; quoique sa tribu fût peu nombreuse, ce chef exerçait sur les peuplades environnantes une grande influence à cause de son audace et surtout de la résistance qu’il opposait à notre envahissement, manifestant sa haine à notre égard par des guerres cruelles contre les tribus qui se soumettaient à nous. Jusqu’à ces derniers temps, on avait toujours trouvé Kahoua dans les rangs ennemis et on le considérait, avec raison, comme le principal instigateur de tous les conflits qui s’élevèrent dans ces parages soit entre les indigènes eux-mêmes, soit entre ceux-ci et les Européens.

Cependant à l’époque de l’expédition, il avait fait sa soumission ; gracié par le gouverneur de la colonie, il était notre ami. Mais si ce chef astucieux se ralliait ainsi à nous, lorsqu’il avait reconnu l’impossibilité d’une plus longue lutte, il est cependant hors de doute que cette amitié subite n’était pas entrée bien avant dans son âme et, pour s’en assurer, il suffisait d’examiner un instant cet homme ; de sonder ses yeux observateurs, auxquels aucun détail n’échappait, et qui suivaient chacun de nos gestes et de nos mouvements ; de surprendre enfin le sourire du dédain ou de la haine empreint sur sa sinistre physionomie, lorsqu’un jeune soldat passait insoucieux auprès de lui. Il aurait fallu surtout comprendre les remarques moqueuses qu’il faisait à notre égard aux guerriers qui l’entouraient et qui provoquaient parmi eux des éclats de rire méprisants.

Kahoua vint au-devant de nous vêtu d’un léger costume européen : une blouse et un feutre mou. Il portait d’une main un parapluie et de l’autre un long fusil en assez bon état. Sa figure, dont l’expression la plus ordinaire exprimait le plus parfait dédain, n’offrait rien de remarquable quoiqu’elle différât cependant de celle de ses compatriotes dans ce sens que les traits en étaient plus réguliers. Sa peau était jaune et non de la couleur du bronze ; tous ceux qui l’entouraient lui témoignaient la plus grande déférence que j’aie jamais vu accorder à un chef kanak (voy. p. 41).

Après l’escarmouche que nous avons racontée, nous reprîmes la route de Gatope avec notre jeune prisonnier et le blessé, que ses amis kanaks transportaient sur un lit fait de lianes tressées entre deux pièces de bois parallèles. Le chirurgien de l’expédition avait commencé par panser sa plaie, mais à peine avait-il tourné le dos que les docteurs indigènes arrachèrent les appareils de notre homme de l’art pour les remplacer par d’autres, composés de plantes vulnéraires en usage parmi eux et retenus sur la plaie au moyen d’écorces et de lianes. Je ne peindrai pas la fureur de notre digne docteur lorsqu’à sa deuxième visite il s’aperçut de cette substitution ; cependant, à la prière des Kanaks, il laissa les choses dans leur état actuel, leur promettant bien, toutefois, que le drôle n’en échapperait pas. Mais cette prophétie ne se réalisa heureusement pas ; bien au contraire, quinze jours après je rencontrai notre blessé se promenant sur ses deux jambes ; un bâton, qui lui servait d’appui et une légère