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l’un d’entre eux se dirigea lentement du côté des montagnes ; passant auprès du monceau d’armes que ses compagnons et lui avaient jetées à terre en arrivant, il prit son tomahawk, choisit parmi les zagaies celle qui lui parut la plus droite et la plus flexible et s’éloigna d’un pas toujours calme et assuré.

Cette scène se passait sur un plateau, au pied duquel coulait une profonde rivière. Je suivais tous les mouvements de ce sauvage, qui dans sa propre pensée venait d’échapper à la mort ou à un esclavage peut-être plus horrible encore. Il n’avait pas été présenté comme le chef de cette petite troupe, il était même le plus jeune de tous, et probablement devait à son âge la mission dont le chargeaient ses compagnons. Je le suivis sans qu’il s’en aperçût pendant quelques pas. Lorsqu’il fut au bas du plateau, il tourna légèrement la tête et se vit hors de la vue des soldats ; alors, abandonnant son flegme primitif, la nature reprit le dessus, l’amour de la vie se réveilla chez ce malheureux qui tout à l’heure se croyait perdu ; il bondit en avant comme lancé par un ressort ; en un moment il était au fond de la vallée, qu’il traversa. Je le vis se précipiter dans la rivière ; en quelques brasses il franchit ce courant d’eau, et depuis longtemps déjà il avait disparu dans les hautes herbes de l’autre rive que je regardais encore. Je songeais aux tristes nécessités de la guerre ; partout, autour de nous, de noires colonnes de fumée s’élevaient en tourbillonnant. Que de femmes, que d’enfants, que de vieillards allaient avant peu souffrir du froid et de la faim !

Ayant ainsi signifié nos intentions à Gondou, l’expédition reprit la route de Gatope, c’est-à-dire de la baie de Chasseloup ; nous y arrivâmes le 10 au soir, et aussitôt des embarcations vinrent au rivage pour reconduire à bord des bâtiments les troupes fatiguées par les marches forcées qu’elles venaient de faire ; le même soir nous assistâmes aussi au retour des soldats d’une colonne expéditionnaire, qui venaient de châtier les tribus de Pouangué et de Pouanloïtche. Le gouverneur lui-même dirigeait une de ces colonnes ; M. Banaré, le commandant de la Fine, commandait l’autre. Cet officier avait retrouvé dans le village de Pouangué les ossements d’une partie de l’équipage du Secret et divers objets qui avaient aussi appartenu à nos marins.

L’expédition dirigée par M. le gouverneur contre la tribu de Pouanloïtche n’avait été qu’un coup de main, une surprise de nuit. On ne s’était pas rendu jusqu’au village principal ; aussi après deux jours de repos, de nouvelles troupes reçurent l’ordre de retourner dans cette tribu qui, on se le rappelle, avait le plus participé au massacre de nos compatriotes. Fatigué de l’inaction forcée dans laquelle on se trouvait à Gatope, et désireux de visiter les hautes montagnes de Pouanloïtche, que l’on apercevait du mouillage, j’accompagnai l’expédition qui partit de Gatope, le 14 septembre. Le premier jour nous campâmes au village ami de Témala, assez rapproché du village ennemi pour qu’une marche de nuit de quelques heures nous permît de l’atteindre. En effet, dans la nuit du 14 au 15, conduits par l’infatigable Ti, le fils adoptif de Mango, dont j’ai déjà parlé, nous nous dirigeâmes sur le village principal de Pouanloïtche, où nous arrivâmes avec l’aube.

S’élancer sur ce village la baïonnette en avant, l’envahir, fut pour nous l’affaire d’un instant ; mais heureusement pour ses habitants, avertis à temps de notre approche malgré toutes les précautions prises, ils avaient fui sur les collines environnantes, où un observateur attentif pouvait peu à peu distinguer leurs sombres silhouettes abritées derrière les buissons d’où ils surveillaient tous nos mouvements. Au milieu de ce village et devant une grande et spacieuse case, probablement celle du chef, nous nous trouvâmes tout à coup en face d’un spectacle repoussant, que la cruauté, la vengeance et la colère de ces sauvages leur avaient sans doute suggéré : au bout d’une forte et haute perche se dressaient trois crânes fraîchement dénudés et entourés d’un faisceau d’ossements humains, tous encore recouverts de quelques lambeaux de chair. Ce hideux trophée fut abattu, et nous recueillîmes ces déplorables restes des malheureux matelots du Secret. Le récit de ce drame sanglant était écrit en toutes lettres sur ces trois crânes fendus par le tranchant des haches, écrasés par les coups du casse-tête ; les dents régulières des anthropophages avaient laissé leur empreinte sur la plupart de ces os à demi calcinés. Pendant que pleins de tristes pensées nous examinions ces funèbres reliques, des hurlements partis du haut des collines environnantes, hurlements de défi, d’ironie, de triomphe et de rage nous apprirent que l’on suivait bien tous nos mouvements.

Il faut avoir entendu ces cris longs et perçants, plutôt semblables aux glapissements et aux hurlements des bêtes fauves qu’à des sons échappés à des poumons humains ; j’ai vu pâlir plus d’un brave alors que, partant tout à coup d’un fourré voisin, cet horrible hurlement arrivait net et terrible à son oreille.

Déjà ce village considérable était la proie des flammes. On put retirer des cases différents objets ayant appartenu à l’armement du Secret ; ils furent réunis aux derniers restes mortels de nos marins, et on les rapporta plus tard à Gatope.

L’incendie du village était dû au zèle un peu précipité de nos alliés indigènes ; la troupe campa donc au milieu de ces débris fumants pendant que nos amis les Kanaks poursuivaient tout autour leur œuvre de destruction, dévastant, saccageant et brûlant les plantations de la tribu coupable. Du haut du lieu élevé où ils s’étaient postés, les naturels de Pouanloïtche suivaient avec douleur et colère les progrès de l’œuvre de destruction. Cette vue sembla ranimer le courage dans leurs cœurs et leur troupe se rapprocha en lançant de toutes parts des pierres lourdes et aiguës. (Dans le nord de l’île, le sulfate de baryte, ou sulfate pesant, n’est pas rare. Les naturels aiguisent ce minéral lourd et assez tendre, qui devient un projectile très-dangereux.) Nos soldats se portèrent alors en avant pour repousser ces