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struction et étudiait pendant ses loisirs les sciences qui lui étaient nécessaires pour passer son examen d’enseigne, quand il aurait eu l’âge voulu. Cet infortuné, qui avait pu esquiver le premier coup, s’était ensuite réfugié au haut du mât où les Kanaks l’assiégèrent à coups de zagaies. Situation terrible ! Le pauvre garçon implorait la merci de ces cannibales, mais ni ses pleurs, ni sa jeunesse, ni sa beauté ne réveillèrent la pitié de ces monstres altérés de sang. Enfin, une flèche mieux lancée fit tomber sur le pont le cadavre sanglant du malheureux novice. Quant au cinquième matelot couché dans sa cabine, un coup de casse-tête le fit passer du sommeil à la mort.

« Les Kanaks, maîtres du navire, passèrent une partie de la nuit à emporter à terre les cadavres, les voiles, les vêtements,  etc. ; le matin ils achevaient le pillage et défonçaient le cotre à coups de hache, lorsque notre embarcation leur fut signalée et les fit partir. Les cadavres des cinq matelots, aussitôt transportés à terre, furent partagés. La tribu de Pouangué en garda deux, deux autres furent envoyés au village principal de la tribu de Pouanloïtche situé dans une vallée spacieuse derrière le premier plan de montagne qui domine Pouangué. Enfin, le cinquième cadavre fut dépecé en différents morceaux destinés à être offerts en présent, selon l’usage, aux diverses tribus des environs. Tous ces détails, d’après ce que nous dit le vieux Mango, lui avaient été donnés par les gens de Pouangué, chargés de lui apporter la jambe d’un de ces malheureux. »

Mango ayant terminé ce récit, nous assura par mille protestations qu’il avait en horreur la plus profonde l’acte commis par ses compatriotes et qu’il se mettait lui et ses guerriers à notre entière disposition pour le cas où nous voudrions faire une expédition contre les tribus de Pouanloïtche et de Pouangué. Le commandant remercia le chef, lui remit un pavillon français en signe d’alliance et le congédia après lui avoir encore donné l’ordre d’envoyer des messages à ses collègues de toutes les tribus voisines qui n’avaient point pris part aux derniers massacres, pour qu’ils vinssent à bord de la Fine, reconnaître l’autorité française.

Les jours suivants, le commandant reçut successivement la visite des chefs de diverses tribus. Avertis par les messages de Mango, ils venaient, plutôt attirés par la curiosité et nos façons urbaines que par le véritable désir de nous être utiles. Notre petit nombre ne pouvait les effrayer ; toutefois ils manifestèrent les meilleures intentions. M. Banaré profita de ces bonnes dispositions pour renouveler la provision d’eau, poursuivre activement les travaux hydrographiques et étudier la position des villages coupables. Des naturels de Gatope et de Pouaco poussèrent l’obligeance jusqu’à aller en pirogue à bord du Secret et le ramenèrent à l’aviron près de la Fine. Tout était pour le mieux ; cependant les Kanaks se demandèrent bientôt pourquoi nous attendions si longtemps pour marcher avec eux contre les gens de Pouangué et de Pouanloïtche, ainsi que nous le leur avions annoncé. Ils ignoraient encore que des troupes devaient arriver vers le 20 du mois de septembre ; aussi, à peu près vers cette date, le commandant informa les différents chefs amis qu’ils eussent à se tenir prêts, car des bateaux chargés de soldats allaient arriver. L’étonnement, bien naturel du reste de ces sauvages, fut grand à l’annonce de cette nouvelle qui les trouva pour la plupart incrédules. Plusieurs jours s’écoulèrent et rien n’arrivait ; les Kanaks paraissaient avoir de moins en moins confiance dans nos paroles et encore moins de crainte à l’égard de nos armes ; ils prenaient, sans doute, pour de la lâcheté nos retards constants. Nous nous aperçûmes bientôt des sentiments qui les animaient et nous dûmes redoubler de précautions. Des sentinelles armées veillaient toute la nuit dans la crainte d’une attaque par mer, soit à la nage, soit en pirogues. Cependant, attirés par nos présents, ils nous apportaient toujours des poissons, des bananes, etc. ; surtout deux espèces de petites tortues qui avaient au plus cinquante centimètres de longueur et habitaient les marais saumâtres du bord de la mer. Elles y étaient très-abondantes et je n’avais pas encore rencontré cette espèce dans l’île.

La confiance des naturels augmenta au point qu’un jour un enfant, seul dans une pirogue, nous apporta soixante-cinq francs en pièces de cinq francs, demandant en échange du tabac et des pipes. Informations faites, nous apprîmes que cet argent provenait du pillage de la Reine-des-Îles, ce que l’on chercha à peine à nous dissimuler. Nous ne pûmes rien obtenir de plus. Nous laissâmes partir cet enfant sans l’inquiéter, mais quelques jours après deux ou trois Kanaks arrivèrent en pirogue et l’un d’eux dit à M. Banaré qu’il avait le compas de la Reine-des-Îles et le donnerait pour un certain nombre de couvertures. Peterson connaissait ce misérable comme étant du village de Pouangué, et de plus une franche canaille. Certes j’avais rarement vu une tête plus ignoble et plus féroce que la sienne. Ses longues lèvres étaient bestiales, ses paupières rougies recouvraient des yeux qui se mouvaient lourdement de tous côtés comme ceux d’une bête féroce, et son corps mal proportionné annonçait cependant une force prodigieuse. Il s’était sans façon assis sur le pont attendant la réponse du capitaine ; soit stupidité, soit force de caractère, sa physionomie n’exprimait pas la plus légère inquiétude, le moindre souci, pendant que Peterson nous donnait sur lui des renseignements qu’il termina ainsi : « He is a very bad man (c’est un très-mauvais homme). » M. Banaré mit immédiatement cet homme sous la surveillance de trois ou quatre matelots, puis se faisant apporter un fusil du bord, il y introduisit lui-même une cartouche devant le Kanak qui, impassible, regardait tous ces apprêts. Menacé d’être fusillé, il se contenta de détourner lentement la tête, tandis qu’un sourire dédaigneux, comme les sauvages seuls en ont le secret, se dessina sur sa figure : « Tu es venu ici de ton plein gré, je n’abuserai pas de