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mêmes d’une forêt inextricable de palétuviers. Le débarquement était donc très-difficile ; pour se rendre dans ce village par terre, on avait aussi à traverser plusieurs marécages et rivières. Certes, si M. Banaré, ses officiers et l’équipage n’eussent écouté que la colère que surexcita dans les esprits le récit des hommes de la chaloupe, on eût fait, malgré la nuit et les difficultés de l’atterrissage, une descente chez ces sauvages, afin de tirer une vengeance éclatante de leur perfidie et de leur cruauté, mais la raison commandait d’attendre. En effet, il fallait d’abord exécuter les ordres reçus, c’est-à-dire reconnaître exactement les récifs et une passe communiquant avec le large. Il fallait aussi ne pas brusquer la situation déjà si tendue avec les naturels de Gatope, dont nous aurions certainement besoin. Enfin, notre équipage était peu nombreux, mal armé, et peu exercé au maniement des armes. Une défaite aurait eu les conséquences les plus malheureuses. Quant à une victoire, elle n’aurait peut-être pas été assez complète.

Le lendemain, le commandant et Peterson descendirent à terre. Mango, à la vue de son ami Peterson, consentit à s’approcher et même à revenir à bord ; là, le commandant lui promit que son clan et lui n’avaient rien à craindre des Français ; que la vengeance s’exercerait seulement sur ceux qui étaient coupables, et que lui, Mango, devait être franc avec ses amis. C’est alors que le vieux chef raconta ainsi les détails du drame sanglant qui s’était passé à bord du cotre le Secret :

« Lorsque ce bateau échoua sur les récifs, les gens de Pouangué encouragés par leur succès, quelques jours auparavant, dans l’attaque de la Reine-des-Îles, se préparèrent à s’emparer de cette nouvelle proie. Derrière le village de Pouangué se dresse une montagne assez élevée dont le flanc à pente douce est sillonné par de nombreux et fertiles ravins, dans lesquels
Nouveau poste de Gatope. — Dessin de E. Dardoize d’après une photographie de M. E. de Greslan.
sont éparpillés de petits groupes de cases habitées par une portion de la tribu de Pouantloïtche. Ces montagnards apercevant l’échouage du Secret, descendirent dans la plaine pour venir en aide à leurs amis de Pouangué. Le soir, à marée basse, toute la troupe s’avança vers le cotre, marchant sur le récif en partie découvert. Il est, en Calédonie, un fait souvent funeste à l’Européen, c’est que le Kanak marchant toujours avec ses armes, on ne sait, lorsqu’on le rencontre dans les explorations, si l’on a affaire à un ami ou à un ennemi. Cette horde d’anthropophages s’avança donc impunément jusqu’au bateau, l’entoura, et monta à bord sans résistance. L’équipage du cotre croyait-il à une simple visite de ces naturels qui viennent à bord des bateaux côtiers pour y faire des échanges ? C’est probable. Trois matelots étaient avec le capitaine sur le pont, le quatrième dans son hamac dormait à l’entre-pont ; à un signal connu, quatre Kanaks désignés portèrent simultanément un coup de casse-tête ou de tomahawk à chacun des quatre blancs qui venaient de les recevoir ainsi sans défiance ; du premier coup, deux matelots tombèrent, le crâne fendu et mortellement atteints ; quant au capitaine, il put esquiver la première attaque. C’était un homme très-vigoureux et dans toute la force de l’âge. Il lutta contre la mort avec énergie ; son fusil à la main, il bondit en arrière pour se dégager et faire feu, mais un de ces démons saisit son arme par le canon, s’y cramponna, et pendant que le malheureux Gérard essayait de l’arracher des mains de son ennemi, un second coup de tomahawk lui fendit le crâne. Le quatrième blanc était un jeune novice de seize ou dix-sept ans, nommée Bonnin. Nons avions tous remarqué la physionomie pleine d’intelligence et de douceur de ce matelot ; sa famille l’avait recommandé à quelques officiers résidant à la Nouvelle-Calédonie. Il avait de l’in-