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travaux de M. Banaré, en complétant à terre ses relevés et ses opérations maritimes. Mon projet fut adopté par M. le gouverneur, et le 7 août au matin je quittai la rade de Nouméa sur le brick goëlette la Gazelle, chargé de transporter en même temps des approvisionnements à la Fine, que nous devions rencontrer près de l’extrême nord de l’île.

Depuis le port de Nouméa jusqu’en face de la baie de Saint-Vincent, la Gazelle navigua entre les récifs et la côte ; devant Saint-Vincent elle prit le large avec une fraîche brise du sud-est qui nous poussa rapidement vers le nord.

Le surlendemain au soir la vigie signala une voile du côté de la terre et nous reconnûmes bientôt la Fine qui, nous ayant aperçus, profitait de la brise de terre pour nous accoster.

La Fine est une petite goëlette de cent tonneaux environ, achetée par le gouvernement à Sydney. Elle fut mise à la disposition de l’officier chargé de faire dans la colonie des études hydrographiques. Assez peu aménagée d’abord pour ce service fatigant, elle avait reçu plus tard de son commandant actuel M. Banaré diverses transformations qui la rendaient très-habitable. En effet, appelée à naviguer entre les récifs, sur une mer calme et sous un soleil ardent, il n’y avait aucun danger à ouvrir de vastes sabords pour laisser pénétrer tout à la fois dans les chambres l’air, la lumière et la fraîcheur, ces trois amis de l’homme. Aussi M. Banaré avait pris à l’arrière le tiers environ de la longueur du bateau pour y faire son logement, celui du second et du chirurgien. Le rouffle avait été amené à la largeur du bateau, pour former lui-même une dunette sur laquelle était placée la barre. Les cabines intérieures en étaient d’autant plus élevées. Pour augmenter encore l’espace, les couchettes avaient été supprimées et remplacées par des cadres, suspendus seulement pendant la nuit ; de nombreuses petites fenêtres et hublots, ménagés de toutes parts, favorisaient l’introduction de l’air. On avait encore eu le soin de couler le bateau pendant quelque temps avant de lui donner le dernier coup de main, c’est-à-dire de le peindre et de vernir les boiseries. De cette façon on s’était complétement débarrassé de tout animal incommode et parasite, tel que le cancrelas dont j’ai dit quelques mots et sur la description duquel je me garderai bien de revenir.

Cet aménagement était si habile que lorsqu’un étranger arrivait sur la Fine et pénétrait dans les appartements de l’arrière il était tout surpris de les trouver aussi vastes et aussi commodes qu’auraient pu l’être ceux de navires d’un tonnage bien plus élevé.

L’équipage de cette goëlette s’élevait à vingt-cinq hommes y compris les officiers. Un petit cotre, le Secret, ayant quatre hommes d’équipage et commandé par M. Gérard, capitaine au long cours, apprenti pilote, venait d’être mis à la disposition de la Fine à laquelle il devait servir de mouche et d’éclaireur dans cette navigation difficile au milieu des écueils. Comme on le voit, la Fine était un confortable bateau, mais elle avait la réputation d’être si mauvaise marcheuse que son dernier commandant l’avait surnommée l’Écuelle. Néanmoins, favorisée par la brise de terre, elle ne fut plus bientôt qu’à quelques encâblures de la Gazelle ; mettant alors en panne, elle nous envoya le cotre pour nous prier d’appareiller, ajoutant qu’elle allait nous servir de pilote. C’était une bonne fortune pour nous. Aussi bientôt notre ancre fut hissée et nos voiles déployées. La brise était faible et debout pour le retour. Nous suivîmes la Fine en imitant tous ses mouvements ; mais à cause de notre marche supérieure nous fûmes bientôt obligés de diminuer un peu notre voilure pour régler notre vitesse sur celle de la Fine. En tirant des bordées nous passions assez près l’une de l’autre pour pouvoir nous héler, et la Fine, privée de nouvelles depuis longtemps, nous en demanda au moment où nous nous croisions. « Rien d’important, » répondit notre commandant ; puis il ajouta en plaisantant : « Qu’est-il arrivé à votre goëlette, Banaré, elle va bien lentement ? » Cette question ironique était du reste la traduction des idées de tout notre équipage qui regardait d’un air de mépris par-dessus les bastingages la marche assez lourde de notre nouvelle conserve.

« La Fine marche suffisamment pour arriver une demi-heure avant vous, » fut la réponse de son commandant. Elle fit sourire les hommes de la Gazelle. Qui eût dit en effet que la Fine, l’Écuelle, battrait jamais la Gazelle, une marcheuse renommée ? C’est cependant ce qui arriva et voici comment :

La Gazelle répondit à la Fine par une nouvelle ironie. Elle diminua encore sa voilure ne conservant que sa grande voile, à demi carguée, sa misaine et un foc. Avec cette voilure et une toute petite brise, nous suivions encore très-bien la goëlette mais à la condition de courir toujours le même bord, car en virant la Fine évoluait sans perdre son aire et presque instantanément ; notre brick employait au contraire quatre ou cinq minutes pour virer et non-seulement perdait son aire mais culait encore beaucoup, puis il lui fallait un certain temps pour reprendre sa première vitesse. Profitant de nos désavantages le commandant de la Fine vira le plus souvent possible et du reste était obligé de le faire à cause des pâtés de coraux qui parsemaient notre route. Comme il nous pilotait, force nous était d’exécuter ses manœuvres, ce qui nous faisait perdre beaucoup de temps. Notre brick dut se décider, bientôt, quoiqu’à regret à reprendre peu à peu toute sa voilure. Vains efforts ! Ce fut l’histoire du lièvre et de la tortue. La brise nous refusait de plus en plus et nous n’arrivâmes au mouillage que trois heures après la goëlette ; très-penauds, je vous assure, d’autant mieux que dès le commencement de la lutte nous avions vu le Fulton arrivant sur nous à pleine vapeur. Il portait le gouverneur qui faisait le tour de l’île. Après nous avoir dépassés cet aviso alla nous attendre au mouillage, spectateur de notre défaite ; — et le soir tout le monde riait de notre jactance.