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ou de fureur, accompagné du bruit sourd des bambous que l’on frappe, d’écorces arrondies que l’on choque entre elles, du sifflement cadencé et haletant des danseurs, des cris gutturaux et des hurlements des guerriers… Puis quelques torches de niaoulis apparurent et nous permirent d’entrevoir des centaines de guerriers de bronze, au corps nu, tatoué et noirci, dansant en rond et brandissant en cadence leurs casse-têtes, tomahawks ou zagaies ! Que disaient-ils dans ces chants qui font briller leurs yeux d’un éclat si terrible ? Et que veulent ces vieilles femmes semblables aux harpies, qui, munies de torches, courent avec une rapidité surhumaine autour du cercle ? Elles sont en ce moment silencieuses comme des ombres ; l’homme sauvage parle, la femme se tait…

Il faut que l’excitation produite par ces fêtes sur les Kanaks soit bien grande, puisqu’ils peuvent supporter la fatigue de ces danses pendant plusieurs jours et plusieurs nuits sans prendre aucune nourriture. Si encore, comme nous l’observions, ils buvaient des spiritueux, on expliquerait cette longue surexcitation. Cependant, en dépit de ce jeûne prolongé, vers la fin de ces scènes, les hurlements deviennent d’une force diabolique, les danseurs font des bonds et des trépignements que des muscles blancs ne pourraient supporter pendant un quart d’heure. C’est alors, dit-on, que dans le centre du cercle sont immolées et dévorées palpitantes les malheureuses victimes de leur horrible passion, festins suivis de saturnales, dont le cadre est cette haie de démons qui hurlent et trépignent. Les artistes familiers avec les visions infernales du Dante pourraient seuls reproduire une pareille réalité.

J’ai souvent pensé qu’au fond de ces fêtes grossières, dans ces orgies bestiales consacrées au retour périodique des récoltes, il y avait peut-être eu autrefois un sens symbolique, aujourd’hui perdu ; que ces
Quai de Kanala. — Dessin de E. Dardoize, d’après une photographie de M. E. de Greslan.
chœurs frénétiques, où domine le cri du triomphe de la bête de proie, renfermaient peut-être, comme le Pihé des Neo-Zélandais, des fragments de traditions cosmogoniques et d’hymnes religieux depuis longtemps oubliés. Dans la Nouvelle-Zélande, il y avait un corps de prêtres ou de chantres sacrés, chargés du soin de la tradition et de conserver intact, de génération en génération, le culte des origines. Mais ici qui pourrait infirmer ou corroborer la vague supposition que je viens d’émettre ?… Ce n’est certes pas le bon Kaké, boutonné comme un sergent de ville, et médaillé comme un sauveteur de la Seine.

Quant au cannibalisme, voici, sur sa hideuse nature et sa crédulité bestiale, les aveux dépouillés d’artifice que j’ai obtenus à l’île Ouen, d’un de mes aides indigènes qui se distinguait de tous ses confrères par son intelligence et sa bonne mine.

À la chasse, à la pêche, il était infatigable et des plus habiles ; plus civilisé que ses compagnons, il avait été matelot à bord d’un bateau pilote, et s’exprimait assez facilement en français. J’aimais à le faire causer des mœurs anciennes de sa tribu ; il en parlait du reste avec une philosophie naïve inimitable. Un jour ayant entamé le chapitre de l’anthropophagie, je lui dis : « Mais pourquoi mangez-vous les Kanaks ennemis ? — Parce que, répondit-il, c’est beau et bon, aussi bon que porc et vache. » J’essayai alors de lui faire comprendre combien notre nature se révolte contre une semblable nourriture, mais j’en fus pour mes frais d’éloquence et je me convainquis que ce sentiment d’horreur que nous éprouvons à l’idée de manger de l’homme est tout à fait absent chez le Kanak. Cette corde manque comme tant d’autres à son sens moral. On ne pourra l’empêcher de manger de l’homme que si l’on en fait une question religieuse, analogue à celle qui empêche un catholique de manger de la viande un