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Ces observations, plusieurs fois répétées avec l’autorité que donne l’expérience, n’ayant pu décourager quelques personnes de passage à Nouméa et qui, prêtes à rentrer en France sur la Sibylle, voulaient faire avec moi la traversée de l’île, nous nous donnâmes rendez vous à Païta, comme point de départ. Une troupe de Kanaks devait nous servir de guides et d’escorte ; nous avions en outre le disciplinaire qui me suit dans toutes mes explorations, et que sa qualité d’homme débrouillard recommandait pour cette excursion.

Païta, c’est presque Nouméa ; aussi, avant de nous engager dans les montagnes, nous pûmes encore une fois nous asseoir devant un confortable déjeuner servi sous le toit hospitalier de M. Witt, gérant de la maison Paddon. Le 24 mars, à midi, pleins d’ardeur, nous quittâmes Païta, accompagnés des souhaits et des shake-hands de notre hôte.

Nous voulions aller camper à quelques heures au delà du village du chef Jacques Qouindo qui commande la première tribu indigène que l’on rencontre, mais l’aspect attrayant de ce village et l’allure paisible de ses habitants nous décida à y passer la nuit. La case de Qouindo est située sur une élévation dominant la plaine de Païta ; elle est bâtie à l’européenne et se compose de deux pièces, dont l’unique ameublement est un mauvais lit de bois qui n’a pas plus de un mètre quarante centimètres de longueur ; cette dimension suffit en général à un nègre calédonien, qui pendant le sommeil se tient toujours en raccourci. Cette maison est réservée aux réceptions, le Kanak ne pouvant dormir que dans une case à ouverture étroite, qu’il peut complétement et aisément remplir de fumée pour chasser les moustiques.

Jacques Qouindo, averti de l’arrivée de voyageurs importants, ne tarda pas à se présenter devant nous, vêtu d’un képi de chef de bataillon et d’une chemise ; il nous secoua cordialement la main et nous offrit une poule ; nous ne restâmes pas en arrière et l’invitâmes à dîner.

Pendant le repas la nuit était descendue. Bientôt des feux en assez grand nombre s’allumèrent autour du nôtre, éclairant les profils accentués des indigènes qui s’occupaient gravement et en silence de la cuisson de quelques taros, et paraissaient assez peu préoccupés de notre présence.

Couchés en plein air, sous un ciel brillant, nous sentions notre poitrine se gonfler en aspirant les douces et fraîches brises du soir ; mais cette jouissance se paye cher. Comme les médailles, toutes les belles choses ont un revers. En effet, au plus doux moment de notre enthousiasme, un bourdonnement, d’abord confus, étouffé et lointain, puis bientôt perçant et menaçant, s’abattit sur nous : en même temps mille coups d’épingle nous atteignirent même à travers les couvertures, notre sang jaillit, notre peau se gonfla et se déchira, sous l’ongle qui croyait chasser la douleur et l’augmentait… Nous étions la proie des moustiques.

Nous nous réfugiâmes dans la case, mais mes compagnons inexpérimentés n’avaient qu’une moustiquaire pour quatre ; en y joignant la mienne, cela faisait deux pour cinq ; c’était peu. Enfin, trois sous l’une et deux sous l’autre, nous essayâmes de goûter un peu de repos… ce fut impossible. Les moustiquaires, trop petites pour leur contenu, présentaient des brèches par lesquelles, au moindre mouvement, des myriades de nos ennemis, dont nous entendions tout autour de nous les recherches et les fureurs, se précipitaient altérés de sang. Mais à quoi bon s’appesantir sur ce triste sujet ? qu’il suffise de savoir que pendant tout le voyage nos nuits se ressemblèrent ; que nos corps se couvrirent de cloches ; que toutes les malédictions que peut inventer un homme furent prodiguées à la race des moustiques ; et que dès le lendemain un de nos compagnons de route, officier d’infanterie de marine, jeune et vigoureux, renonça à l’expédition, vaincu par l’insomnie et les diptères. Il reprit le chemin de Nouméa avec un guide kanak et son domestique. Attristés un instant par ce départ, nous fûmes bientôt rendus à notre bonne humeur par l’aspect riant et varié des contrées que nous traversions.

Le lendemain, de bonne heure, nous prîmes congé de Jacques Qouiudo ; en quittant son village, nous aperçûmes ses plantations de taros, échelonnées sur les flancs des montagnes, suivant toutes leurs ondulations avec une pente régulière. Mais les passages sont affreux ; tantôt on marche dans une boue vaseuse, en s’y enfonçant profondément ; tantôt on se hisse péniblement sur un sol incliné, humide et glissant ; tantôt le sentier est étroit et domine un abîme profond.

Toutefois aux vastes plaines, dont les hautes et grasses herbes nous avaient enveloppés en entier, succédaient de charmantes oasis perpétuellement rafraîchies par un cours d’eau limpide, capricieux. Là croissent le banian gigantesque, avec les arcs-boutants qui l’environnent, le maintiennent et paraissent le défendre ; le bancoulier de la noix duquel le Kanak tire une huile dont il se noircit le visage et le corps dans les circonstances solennelles et donne à sa laineuse chevelure le brillant de l’ébène poli ; enfin, le tamanou, qui s’élève droit et haut comme nos pins, et dont le bois rouge est si estimé de l’Européen.

Sur les bords de la Tontouta, le sol sablonneux nourrit une végétation un peu moins riche. Le niaouli, le plus triste, mais le plus véritablement utile des arbres de l’île, dont il couvre ordinairement le sol, est en partie remplacé par d’abondantes tiges de bois de fer (casuarina nodosa), qui soupirent, comme une harpe éolienne, à la plus légère brise effleurant leur abondante et fine chevelure.

Puisque le cours de mon récit me ramène à parler du niaouli dont j’ai cité plusieurs fois le nom dans les pages précédentes, que le lecteur me permette de consacrer ici quelques lignes plus spéciales à cet arbre auquel la Nouvelle-Calédonie doit son cachet le plus caractéristique, car il domine dans tous les paysages où, par son aspect, il frappe toujours l’œil du voyageur.