mat, j’étais occupé à calmer mon appétit avec un assez
maigre repas, lorsque des cris s’élevèrent de toutes
parts autour de moi, et j’aperçus les naturels, dans un
grand état d’agitation, courir vers la mer, s’y précipiter
et gagner le large à la nage. Leurs cris aigus
attiraient à chaque instant de nouveaux hommes qui
prenaient aussitôt, sur la vague, la direction de leurs
devanciers. Je remarquai que les derniers venus portaient
de solides cordes faites en fils de banian tressés
qu’ils poussaient devant eux en nageant. J’étais curieux
de connaître la cause de cet émoi. Je me levai et cherchai
à poser quelques questions ; mais l’agitation était
si grande parmi les enfants et les femmes qui bordaient
la plage que je ne pus les décider à quitter du
regard pour me répondre les mouvements des nageurs.
Je me résignai donc à les imiter et je suivis de
l’œil, dans l’eau, toutes les évolutions des Kanaks. On
les voyait alors réunis en un groupe nombreux, à cinq
cents mètres environ de la plage, plongeant tous au
même point les uns après les autres, pour reparaître
un instant après, prendre l’air un moment et plonger
de nouveau. Bientôt arrivèrent ceux qui portaient les
cordes. Ils plongèrent aussi, puis tout à coup de longs
hurlements de joie annoncèrent que les nageurs étaient
satisfaits, et je les vis alors, tous attelés à une même
corde, nager vigoureusement du côté du rivage. L’objet
qu’ils halaient ainsi devait présenter une grande résistance ;
ils n’avançaient que lentement et avec peine,
quoique à chaque instant de nouveaux renforts partis
du rivage arrivassent à la nage. Enfin toute la troupe
prit pied, et continuant à haler avec ensemble, ils amenèrent
sur la plage un énorme dugong (animal de la
famille des phoques) qui avait une longueur de quatre
mètres environ et près de deux mètres de circonférence.
Son mufle, très-analogue à celui du bœuf, était
armé de deux défenses qui devaient être assez terribles ;
Station de Paddon, à Païta. — Dessin de E. Dardoize, d’après une photographie de M. E. de Greslan.
néanmoins ces habiles et courageux Calédoniens,
qui avaient aperçu le dugong au moment où il
venait prendre l’air, l’avaient entouré dans ce petit
havre peu profond, avaient plongé sur lui, l’avaient
saisi tous ensemble aux nageoires et à la queue pour
l’empêcher de s’enfuir ; à mesure qu’un plongeur avait
besoin de respirer, il donnait sa place à un nouvel
arrivé et allait changer l’air de ses poumons. Bientôt
le dugong à demi asphyxié ne résistait plus que faiblement ;
c’est alors qu’on l’entoura d’un nœud coulant
embrassant tout son corps et retenu par les nageoires
antérieures ; il était prisonnier.
La chair du dugong, rouge et fibreuse comme celle du bœuf, est privilégiée ; lorsque les Kanaks prennent un de ces amphibies en l’absence du chef, celui-ci est de suite averti pour qu’il vienne lui-même dépecer la proie et faire les parts ; car seul il a le droit d’agir ainsi.
XVII
Les cent quarante kilomètres qui séparent Nouméa de Kanala, souvent parcourus par les colons, l’ont été maintes fois déjà par les touristes, malgré les difficultés que présente incessamment le passage des torrents, des ruisseaux ou des rivières. Avant d’arriver à Kanala il faut traverser l’île en franchissant les pentes raides et abruptes de l’amas de montagnes qui forment la charpente de l’île ; si l’on ajoute à ces difficultés l’isolement complet au milieu des insulaires dont on connaît les effrayants appétits, on admettra aisément qu’il faut une bonne dose d’énergie pour entreprendre un pareil trajet, surtout lorsqu’une certaine habitude des longues marches dans les montagnes et un long sevrage des aliments d’Europe n’ont pas encore endurci les muscles et l’estomac du voyageur.