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doute, la raison qui s’est égarée peut retrouver sa voie et reprendre sa place sous de telles influences et en de semblables conditions ! Si la nature a le pouvoir de guérir, c’est ici qu’elle doit faire sentir sa puissance !… Notre oreille et nos yeux ne se lassaient point, mais le service finit ; il faut nous retirer ; nous sommes arrivés juste à temps pour reprendre le petit vapeur.


III


Les marchés et les fruits de Rio. — Une fazenda.

25 mai. — Le marché aux poissons est la station favorite de M. Agassiz ; il y est attiré par la variété et la beauté de ce qu’on y apporte chaque matin. Il s’y arrête pendant de longues heures.

Je l’accompagne quelquefois pour voir les frais éventaires couverts d’oranges, de fleurs, de légumes, et pour regarder les groupes pittoresques des nègres vendant leurs denrées ou s’abandonnant avec entrain et gaieté à leurs commérages. Nous savons maintenant que ces nègres athlétiques, à la physionomie distinguée et d’un type plus noble que celui des noirs aux États-Unis, sont des nègres minas, originaires de la province de Mina, dans l’Afrique occidentale. C’est une race puissante, et les femmes en particulier ont des formes très-belles et un port presque noble ; elles sont en grand nombre au marché : on les emploie comme marchandes de fruits ou de légumes plutôt que comme servantes, parce que, dit-on, il y a dans le caractère de cette tribu un élément d’indépendance sauvage qui ne permet guère de l’employer avec sécurité aux fonctions domestiques.


Place de la Constitution, à Rio. — Dessin de E. Thérond d’après une photographie.

Les femmes sont toujours coiffées d’un haut turban de mousseline et portent un long châle aux couleurs éclatantes, tantôt croisé sur la poitrine, tantôt négligemment jeté sur une épaule, ou encore, si le temps est frais, étroitement enroulé autour du buste, les bras cachés dans les plis. La diversité d’expression qu’elles empruntent pour ainsi dire à la manière de porter cette écharpe est vraiment surprenante.

Je regardais ce matin, dans la rue, une grande et belle négresse admirable de forme et de souplesse : elle était dans un état d’agitation extrême. Avec des gestes violents elle écartait son châle et rejetait les deux bras en arrière, puis le ramenant brusquement à elle, elle le drapait autour de son corps et de nouveau l’étirait de toute sa longueur ; un rapide mouvement le rapprochait encore de son corsage et, en même temps, sans lâcher l’étoffe, elle lançait son poing au visage de son adversaire, puis, jetant sur son épaule sa longue draperie, elle s’en alla fièrement et de l’air d’une reine tragique.

À l’occasion, ce châle est encore un berceau ; lâchement noué autour des reins, il reçoit dans ses plis le petit enfant qui, suspendu au dos de sa mère, s’endort balancé doucement par le bercement très-prononcé de hanches.

La négresse mina est presque toujours remarquable par la beauté de ses bras et l’élégance de ses mains. Il paraît bien qu’elle en a conscience, car elle porte généralement au poignet des bracelets étroitement ser-