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de Tchinar, ainsi nommée des superbes platanes (tchinar) qui la couvrent. L’île me parut grande à peu près comme un jardin de la rue de Varennes, et ne contient que les substructions d’un ancien kiosque de Randjet-Sing, ruines aujourd’hui charmantes, car elles disparaissent sous un fouillis d’herbes et de fleurs (surtout de beaux lis orangés) qui ont envahi tout ce que n’occupe pas le tronc énorme des platanes séculaires. Si c’est Randjet qui a construit ce kiosque, je lui reconnais un goût d’artiste, rare parmi ses pareils en Orient. Ce lieu, grand comme la main, est une merveille accomplie : c’est beau comme un beau rêve.

On avait logé là Victor Jacquemont durant son séjour au Cachemir. J’ouvre sa correspondance à la rubrique île des Platanes, et je lis qu”il fait si chaud qu’il n’éprouve aucun soulagement en se baignant autour de l’île. Voilà tout ce que ce bijou inspire d’enthousiasme à notre compatriote.

Il me coûte de faire ici ma restriction à la franche sympathie que m’inspire Jacquemont. C’est un vrai voyageur, de cette vaillante et laborieuse génération des environs de 1820 qui certes a plus travaillé et plus créé que nous. Aussi je ne pense pas que sa correspondance ait été destinée par lui à voir le jour. C’était une causerie au fil de la plume entre lui, son père, son frère, sa cousine Zoé : il ne leur parlait que de ce qui devait les intéresser plus directement, les nouvelles de sa santé, des anecdotes sur Randjet-Sing pour les amuser, des discussions religieuses avec sa cousine, ses impressions politiques racontées à son frère. On a rendu un assez mauvais service à sa mémoire en imprimant le tout : les deux tiers de ce livre (politique et religion) intéressent comme reflet des préoccupations du temps, mais n’ont rien à faire avec un voyage dans l’Inde.


X


Voyage à Islamabad. — Temple de Pandradan. — Islamabad. — Temple de Martand : ruines splendides. — Retour. — Aventipour. — Les pèlerins qui demandent un bon numéro. — Retour à Srinagar.

Le lendemain, autre fantaisie : je voulus remonter l’Hydaspe avec ma barque jusqu’à Islamabad et au fond de la vallée. Cinq jours devaient me suffire, deux pour la montée, un et demi pour la descente, le reste pour des excursions à droite ou à gauche.

Mon premier but d’excursion fut, au bout d’une heure, le temple bouddhique de Pandradan. Après avoir traversé un petit bois, je me trouvai en face d’un marais rempli de joncs, juste assez grand pour renfermer un temple bien conservé, dont je jugeai inutile de visiter l’intérieur. J’eus grand tort : j’eusse pu y voir une belle et très-curieuse mosaïque, que je ne connais que par un dessin publié tout récemment par la Société asiatique du Bengale. Je donne ici, de cet intéressant sacellum, un dessin fidèle et qui me dispense d’explications techniques.

Je ne crois pas que la mare qui entoure Pandradan soit le produit d’un effondrement : je pense que le temple a toujours été entouré d’une pièce d’eau, comme celui de Manas-Tol. Il devait y avoir là une intention mystique dont le sens m’échappe.

Le général Cunningham, l’archéologue le plus autorisé de l’Inde, regarde Pandradan comme le dernier vestige subsistant de l’ancienne capitale du Cachemir. Ce devait être alors Kaçyâpa-poura, la ville du roi Kaçyâpa. Je ne sais plus quel géographe mal inspiré a vu là le Caspatyrus ou Caspapyrus où Darius, conquérant de l’Inde occidentale, fabriqua et lança la flottille qu’il destinait à faire le tour du monde. Faire descendre un navire du Cachemir dans l’Indus par l’Hydaspe ! Il n’y a que les érudits qui n’ont jamais dépassé Pontoise qui aient de ces audaces-là.

J’arrivai l’après-midi du lendemain à Islamabad, après un voyage aussi charmant que peu incidenté. À mesure que j’avançais au sud-est, je voyais se rapprocher la ceinture de l’Himalaya étincelante de blancheur : et cependant, à mon grand étonnement, le fleuve conservait ou plutôt semblait conserver encore à Islamabad, ou je touchais l’Himalaya de la main pour ainsi dire, ses proportions que j’avais admirées à Srinagar. Les glaciers et les neiges permanentes sont des réservoirs d’une puissance vraiment incompréhensible pour qui ne les a pas visités.

Je demandai ce qu’il y avait de curieux à Islamabad : on me montra un étang où l’on conservait des poissons sacrés, comme à l’étang d’Abraham que j’avais visité quelques mois auparavant à Orfa. Une particularité toute charmante de l’étang d’Islamabad, c’est qu’un grand kiosque est bâti justement sur le déversoir, de sorte que la nappe d’eau passe sous le léger parquet qu’elle maintient dans une fraîcheur perpétuelle. De l’eau, de beaux arbres, un splendide horizon, voilà ce que le pavillon d’Islamabad offre aux graves bourgeois à barbes noires et à turban blanc qui vont faire leur kef à son balcon. Décidément, les Hindous sont plus délicatement sybarites que je ne le croyais : dans ces conditions-là, je me proclame non moins sybarite qu’eux.

Le lendemain, je me rendis à pied à Martand, éloigné d’environ six kilomètres. Je n’eus pas à regretter mon excursion, car en montant une petite hauteur, je me trouvai en face du monument le plus étrange peut-être de l’Inde. C’est un grand temple à peine ruiné, évidemment bouddhique, quoiqu’un voyageur un peu étourdi que j’ai rencontré à Cachemir ait essayé de me persuader qu’il était d’une époque très-antérieure. Il eût pu s’épargner cette erreur, en regardant l’image de Bouddha répétée partout. Bouddhique par ses deux faces latérales, son plan général et ses détails, le temple de Martand montre dans tout le reste un certain art gréco-asiatique qui nous fait songer aux rois gréco-bactriens et indo-scythes se convertissant au bouddhisme et mettant leurs artistes, architectes et sculpteurs, au service de leur foi nouvelle. C’est à mon sens la merveille du Cachemir, et j’ai mis un soin particu-