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lard est bien le meilleur compagnon d’excursion qu’on puisse désirer sur cette terre lointaine.

Notre première course nous conduisit le long de la belle rivière de Ti-Houaka. Son cours n’avait pas encore été remonté, car, outre la difficulté naturelle de la route, le sommet de son bassin était habité par une tribu qui ne s’était jamais soumise, et à l’époque des guerres contre la tribu de Houagap, il avait servi de refuge aux mécontents et à ceux dont la tête avait été mise à prix. On avait bien entrepris contre eux une expédition, seulement elle n’avait été poussée que jusqu’à une journée du poste. Ce voyage présentait donc un certain danger, mais le docteur pensait trouver dans les plantes quelques nouvelles espèces, et je tenais de mon côté à voir en place des euphotides et d’autres roches remarquables, que roulaient à l’état de galets les eaux de la Ti-Houaka.

Nous partîmes avec six soldats armés, tous hommes de bonne volonté, entreprenants et rompus à ce genre de courses ; trois Kanaks nous servaient de guides ; Poulone, mon Tayau de Balade, que j’ai déjà présenté au lecteur, complétait notre petite troupe, quoique à peu près convaincu qu’il serait mangé. La pirogue du docteur, si légère que deux hommes pouvaient la transporter au besoin, contenait nos provisions.

La vallée que nous suivions est des plus fertiles ; aussi on y rencontre à chaque instant de petits villages, qui sont si bien cachés dans la verdure qu’on pourrait facilement passer à côté sans les voir. Les cocotiers y prospèrent aussi jusqu’à environ quinze à vingt kilomètres de la mer. Avant d’atteindre cette limite, la rivière est déjà devenue bien torrentueuse, et il a fallu, pour franchir certains rapides, transporter à dos d’homme notre pirogue. Mais, grâce au naturel curieux et obligeant des indigènes, notre troupe s’est grossie en chemin de quatre ou cinq jeunes gens toujours prêts à nous prêter main-forte dans les mauvais passages.

À vingt-cinq kilomètres environ, la rivière se bifurque ; nous suivîmes le bras principal, celui de l’ouest, qui nous amena bientôt au village de Poimbey. Nous venions de quitter le territoire de la tribu de Houagap, et nous étions en pays insoumis.

Tout à fait imprévue, notre entrée dans le village produisit l’effet d’un coup de théâtre. Très-peu de ses habitants avaient été à même de voir des blancs : aussi, croyant à une surprise et à une attaque, les femmes disparurent toutes avec une promptitude extraordinaire dans l’épaisse broussaille ou dans les hautes herbes, emportant leurs enfants avec elles. Quant aux hommes, quoique bien certainement leur cœur battît d’émotion, pas un d’eux ne fit un geste témoignant de la moindre crainte. Ils se levèrent en silence, afin d’être prêts à bondir derrière un abri que leur coup d’œil rapide avait déjà choisi ; mais, en voyant notre petit nombre et nos allures pacifiques, ils reprirent leur première position et acceptèrent gravement, ou avec un sourire ironique, les bonjours que nous leur adressâmes.

Il était tard, nous avions faim, et suivant les us et coutumes du pays, sans plus nous occuper de nos hôtes, nos gens procédèrent à l’établissement du campement et à la confection du dîner ; puis un exprès indigène fut expédié au chef du village pour le mander auprès de nous.

Nos armes étaient en faisceau sous la garde d’une sentinelle ; nos revolvers ne quittaient du reste pas notre ceinture ; le docteur classait ses découvertes ; Poulone, toujours taciturne, sa hachette à la main, appuyé contre un cocotier, ne perdait pas un geste de ces hommes dont il ne parlait pas le dialecte, et dans lesquels par conséquent il voyait des ennemis ; car dans cette île, qui semble avoir reçu plusieurs émigrations successives, bien que le fond de la langue soit commun à toute la population, les dialectes surabondent, la prononciation varie et les alliances ne se nouent guère qu’entre les tribus qui peuvent se comprendre.

Mon chien Soulouque avait disparu depuis quelques instants, et j’allais l’appeler, lorsque je le vis revenir en grande hâte, bondissant au-dessus des hautes herbes, dans lesquelles il disparaissait pour reparaître tout entier, grâce à un nouveau bond. Arrivé près de moi, il me regarda fixement avec ses deux grands yeux intelligents, tout en remuant sa longue queue ondoyante, puis faisant deux bonds vers le point d’où il revenait, il tourna la tête ; je ne bougeai pas ; il revint et me regarda de nouveau en poussant des gémissements d’impatience. Il avait assez parlé : je me levai, pris mon fusil chargé à plomb et le suivis.

Les Kanaks, à qui rien n’échappe, avaient tout vu ; plusieurs me suivirent en silence ; Poulone était cependant entre eux et moi. Soulouque, plein d’ardeur, courait devant, faisant, par intervalles, de petits temps d’arrêt pour m’attendre. Mais il ralentit soudainement son allure ; son corps se mit à ramper dans les herbes comme celui d’une couleuvre ; nous étions près de notre but. Je fis signe aux Kanaks étonnés de s’arrêter, et marchai seul dans le plus grand silence derrière mon chien. Au bout de quelques pas, il tomba en arrêt ; je suivis la direction de son regard. Nous étions sur un des nombreux méandres de la rivière, où se trouvait une anse évasée et s’étalant au loin ; là était installée une troupe nombreuse de canards sauvages ; les uns fouillaient de leur bec le sable humide du rivage ; d’autres dormaient ou digéraient, gravement assis sur leurs pattes ; les plus jeunes nageaient ou faisaient leur toilette sur le cristal de l’eau. Ayant embrassé d’un regard tout cet ensemble, j’épaulai, cherchant des victimes parmi ces paisibles nageurs. Soulouque, dont tout le corps tremblait d’une impatience nerveuse, semblait me dire : Eh bien ! Je fis feu des deux coups à la fois dans la bande, et, une minute après, Soulouque m’apportait quatre beaux et bons canards.

Cet heureux coup eut deux résultats : le premier de