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ler, est sans valeur. Elle se bêche et s’extrait comme de la terre meuble, et le prix brut de la tonne de guano, rendu à bord, ne doit pas même atteindre deux piastres, soit dix francs.


III

LE RETOUR.


Un échantillon à la mer. — Un mirador intact et une belle bien changée. — Le capitaine Marius. — Le guano de Petrocochino. — Il y a encore des plumes ! — Types d’indigènes péruviens. — Guayaquil, Panama, Saint-Thomas, Southampton. — Quelle perte pour l’Institut !

Nous ne restâmes pas longtemps aux Chincha, comme bien on le pense. Quand nous retournâmes à bord, il fallut procéder à des ablutions répétées et changer de costume. Et néanmoins l’odeur pénétrante du guano nous poursuivait partout.

Cadenac avait apporté avec lui un magnifique échantillon, jaune d’or, bien aggloméré, et semé de cristaux blanchâtres. C’étaient le carbonate et le chlorhydrate d’ammoniaque qui se détachaient et brillaient au milieu de la masse comme un diamant aux oreilles d’une jolie femme.

Mon compagnon était fier de sa trouvaille. « En arrivant à Paris, j’en ferai cadeau à l’Institut, » me dit-il.

Il avait malheureusement compté sans son hôte.

L’échantillon empestait sa cabine, de là l’odeur gagnait le salon, et les réclamations des passagers furent telles qu’il fallut jeter le morceau de guano à la mer.

En vain Cadenac offrit-il de l’envelopper dans une demi-douzaine de journaux et de cacher le précieux spécimen sous son traversin ; la volonté d’un seul dut céder devant celle de la majorité. Cadenac jeta son guano par-dessus bord : « Je le regretterai longtemps, me dit-il ; quelle perte fait là l’Institut ! »

Ce sacrifice s’accomplit entre les îles Chincha et le port de Callao, devant lequel nous ne tardâmes pas à jeter l’ancre. Un bout de voie ferrée nous conduisit à Lima, l’ancienne ville des rois. Nous y restâmes quelques jours. Nous étions logés sur la principale place de la ville, dans un hôtel tenu par un Français.

À l’un des angles de la place, une maison de belle apparence déroulait son balcon vert, entouré de jalousies ornées d’arabesques à jour. C’était comme un souvenir des miradores de Séville ou des moucharabiehs du Caire, car les Andalous ont emprunté aux Arabes ce genre de construction décorative.

Cadenac avait eu dans la maison au balcon vert, il y avait une quinzaine d’années, je ne sais quelle aventure romanesque. Au Pérou, comme en Toscane, toute belle dame a volontiers son attentif, son cavalier servant. C’est un reste des mœurs chevaleresques.

À peine arrivé à Lima, Cadenac était retourné dans la maison au balcon vert. Il paraît que depuis quinze ans sa belle avait bien changé, ou que son enthousiasme s’était bien apaisé (j’entends l’enthousiasme de mon Gascon). Toujours est-il qu’en rentrant le soir à l’hôtel, les yeux sur le balcon vert, il me dit : « Et quand je pense que je retrouve ce mirador tel que je le laissai il y a quinze ars. Il est là à la même place, il n’a pas même été repeint ; mais pendant ce temps ma belle a perdu tous ses charmes, et mon illusion s’est évanouie ! »

Nous étions revenus des Chincha à Callao avec un marin provençal, sorte de capitaine Pamphile, qui s’absentait un moment des huaneras pour aller acheter de l’eau de Cologne à Lima. « Les bouteilles de Farina, ça chasse la mauvaise odeur, » disait-il.

Ce capitaine avait pour nom Marius. Depuis l’occupation romaine les Provençaux donnent volontiers à leurs enfants des noms de baptême latins. Parmi ceux-ci, le nom de Marius est très-fréquent, car les fils de la Provence n’ont pas oublié que c’est au grand consul romain qu’ils doivent de n’avoir pas été absorbés par les Cimbres et les Teutons. On sait que Marius défit ces barbares dans les plaines d’Aix, au bord du ruisseau de l’Arc, où les paysans parlent encore aujourd’hui et de la fameuse victoire et de l’invincible général.

Donc Marius (c’est le capitaine provençal, et non le romain que je veux dire) était venu aux Chincha charger du guano pour le compte de négociants phocéens. En allant de Chincha à Callao, il me raconta sur l’exploitation de l’engrais péruvien nombre de détails que j’ignorais encore.

J’en ai consigné quelques-uns dans le chapitre précédent ; mais voici une histoire authentique que me raconta le Marseillais, et qui vaut bien la peine d’être redite. Je laisse parler le narrateur :

« Il y a quelques années, me dit Marius, il y eut, à propos du guano, un grand procès au tribunal de commerce de Marseille.

« Le capitaine grec Pelopidas Petrocochino avait été envoyé aux Chincha pour charger du guano. Vous savez combien cette terre (pour ne pas l’appeler autrement) coûte cher. Or que fit mon finaud de Grec ? Au lieu d’aller aux Chincha, il toucha simplement à Buenos-Ayres : cela lui évitait de doubler le cap Horn, ce qui n’est pas toujours agréable, car il y fait des froids de Sibérie avec des tempêtes carabinées. Les matelots grecs, habitués à naviguer dans la Méditerranée, n’y virent que du feu. Le capitaine fit charger à Buénos-Ayres du sable jaune qu’on trouve en abondance sur le rivage. Les marins crurent qu’on prenait du lest, et chargèrent sans s’étonner. La cale pleine, on lève l’ancre. Sauf votre respect, le capitaine envoyait tous les jours les matelots sur le sable à fond de cale, et faisait aussi jeter là tous les débris de poules qu’on mangeait à bord, et vous savez si on en mange. Il recommandait qu’on déposât même les plumes dans cette espèce de sanctuaire. Au bout de quelque temps tout cela commence à fermenter, et à ne pas sentir bon. « — Pourquoi murmurez-vous ? dit Petrocochino aux hommes qui se plaignaient ; si c’était du vrai guano, ce serait pire encore. Ne faites pas attention à l’odeur : n’y pensez pas. Vous n’avez donc jamais navigué avec les Hollandais ?