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mais quand je l’embrassais, elle n’en était que plus flattée et me répondait par une révérence des mieux senties. Ce cérémonial terminé, je disais favel à toute la famille, et je partais au galop pour rattraper le temps perdu.

Je me trouvais parfaitement de ces demi-haltes qui me permettaient de faire plaisir à tous ces braves gens sans perdre beaucoup de temps. Cependant je fus obligé un jour de les supprimer, à cause de mon sequens qui s’était encore grisé de la façon la plus irrévérencieuse à force de vouloir faire plaisir aussi à ses compatriotes, et surtout de vouloir faire honneur à ce qui me restait de rhum. Je montai à cheval à cinq heures du matin, bien décidé à ne pas en descendre de la journée autrement que pour changer de monture. Je me dirigeai vers Kaldatarnès, église du sud-est où je voulais passer la nuit ; il était trois heures de l’après-midi ; je venais d’arriver sur un plateau mamelonné, quand je vis venir du sud une nombreuse caravane qui semblait se diriger vers le même point que moi. En tête cheminait tout seul un cheval portant en travers sur son dos un long colis ; ce cheval, qui trottait toujours, quelquefois à cent mètres des autres, disparaissait dans un bas-fond ; puis, quand il reparaissait sur une hauteur et qu’il était plus rapproché de moi, j’essayais de distinguer son étrange fardeau sans pouvoir en venir à bout. Derrière venaient une trentaine de gens, hommes, femmes, enfants, accompagnés d’un troupeau de chiens ; ils avaient tous l’air de courir après le cheval en poussant de grands cris auxquels se mêlaient les aboiements des chiens. Je fis halte pour attendre cette troupe bruyante. Le cheval qui marchait en avant et qui m’intriguait si fort étant arrivé près du mien, s’arrêta, et je vis alors que le long colis qu’il portait sur son dos n’était autre chose qu’un cercueil habité ; seulement, comme il n’était pas bien solidement attaché, la dernière course l’avait fait chavirer, et il prenait le chemin de passer sous le ventre de l’animal. Presque aussitôt je fus rejoint par toute la bande ; je me trouvais devant un enterrement en pleine campagne, et quel enterrement ! Ces gens-là avaient du partir dès le matin avec leur mort, qu’ils avaient promené dans tous les bœrs ; ils étaient probablement tristes au départ, mais comme, à chaque halte, il avait fallu faire des libations, cette tristesse avait fait naufrage dans un déluge de petits verres ; ils étaient tous gris, jusqu’aux plus petits enfants. En arrivant près de moi, ils m’entourèrent, et mon sequens, qui commençait à tirer la langue, comptait sur ma générosité ordinaire pour faire des largesses ; il entrevoyait déjà une bonne aubaine dans l’arrivée de ce cortége, l’eau lui en venait à la bouche ; mais comme ils avaient tous déjà trop bu, je restai inébranlable.

Un de ces hommes descendit de son cheval, redressa le cercueil, le lia plus fort, et le cortége reprit sa marche désordonnée vers Kaldatarnès.

Cet incident fut cause que je changeai mon itinéraire. Je comptais aller passer ma nuit dans cette église mais comme je me souciais très-peu d’y être en compagnie du mort qui avait ainsi cavalcadé pendant un jour entier, je consultai ma carte et me décidai à passer la Sog pour m’enfoncer dans la vallée de Backarholt.

Je n’arrivai sur ses bords qu’à neuf heures. Il y avait là un bœr et une église où mon sequens croyait que j’allais m’arrêter. Dans son langage, il disait au prêtre d’insister, et ce brave homme fit tous ses efforts pour me retenir ; mais je persistai à passer la rivière. Voyant que je voulais absolument continuer ma route, il me pria de vouloir bien tout au moins prendre un peu de café. Il m’en coûtait de lui refuser, mais je tins bon ; il fallut passer la rivière à jeun, et cela uniquement pour mortifier mon sequens.

Ce fleuve, qui est le déversoir du lac de Thingvalla, est un des plus larges qu’il y ait en Islande ; je craignais de noyer la moitié de mes chevaux, qui étaient fatigués ; l’opération fut longue, nous eûmes de la peine, mais nous atteignîmes l’autre rive sans accident. Une fois là, je m’engageai dans cette large vallée de Backarholt qui s’ouvre par un vaste marais. Bientôt après, nous arrivions sur la terre ferme : à notre droite s’élevait la chaîne d’Ingolfjal, longue montagne pulvérulente tenant enchâssés d’énormes blocs qui se détachent à chaque instant pour rouler au fond de la vallée. À notre gauche se trouvait un ravin sauvage dont les eaux se brisaient bruyamment contre les pierres énormes qui s’opposaient à leur passage. Le ciel s’était couvert ; à minuit la nuit était complète ; une pluie fine commençait à tomber ; mes chevaux n’en pouvaient plus, et moi-même j’étais à bout de force. J’étais à cheval depuis cinq heures du matin, ayant mangé seulement au départ un morceau de pain avec du fromage ; j’y étais encore, et je ne m’étais pas donné le temps de faire un autre repas. Je songeais tristement que pour donner une leçon de tempérance à mon guide, je m’étais infligé une rude pénitence.

J’étais impatient de rencontrer un bœr, et je craignais, à cause de l’obscurité de la nuit, de passer à côté d’une de ces habitations sans la voir, mais je comptais sans le chien de mon sequens, ce pauvre Loulou. On dirait que, dans ces pays, toute l’intelligence est passée chez les bêtes. Comprenant que nous avions besoin d’un gîte, il s’était constitué le pilote de toute la caravane. Il allait en avant, aboyait dans toutes les directions, et nous écoutions pour entendre si on ne répondait pas à son appel. Après trois quarts d’heure de cette marche incertaine, des aboiements lointains firent écho à ceux de notre chien. Aussitôt les chevaux, qui n’attendaient que ce signal, partirent au galop ; nous étions dans un chemin crevassé, horrible, mais ils ne faisaient pas un faux pas. Les aboiements des chiens continuaient toujours ; lorsqu’ils cessaient, Loulou avait soin de les provoquer de nouveau. Quand nous fûmes tout à fait à leur hauteur, nous reconnûmes qu’ils partaient de l’autre côté du ravin ; les chevaux le