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remplir cette touchante formalité. Dès que nous arrivions devant un bœr les chiens aboyaient pour annoncer notre venue, mon sequens descendait de cheval, embrassait tout le monde comme s’il eût été de la famille, et notez bien qu’il arrivait là pour la première fois. Sollicité par un si noble exemple, il me fallait faire de même ; mais j’avais pris une telle habitude de la chose, que j’étais passé, pendant les embrassades, à l’état de machine. Je descendais de cheval, et je me livrais aux caresses de la famille de l’air le plus indifférent du monde ; j’étais aguerri.

On nous introduisait ensuite dans le compartiment le plus propre du bœr, qui est ordinairement un parallélogramme de quatre mètres de long sur deux mètres cinquante de large. À l’extrémité se trouve une croisée de quatre carreaux, sous laquelle est placée une petite table. À côté de cette table on posait le fauteuil patriarcal sur lequel je m’asseyais. En face de moi, le long du mur, étaient assis sur de longs coffres qui servent de canapés les membres de la famille par rang d’âge, hommes, femmes et enfants ; tout ce monde se croisait les bras dans une attitude pleine de gravité, et, comme le voyageur est toujours la gazette du pays, pendant qu’on préparait le café au lait, mon sequens, debout à côté de moi, racontait tout mon voyage, mes exploits, mes hauts bienfaits et donnait des détails fort curieux sur mes mœurs et mon caractère.

De mon côté, pendant que mon guide pérorait ainsi, je mettais mon temps à profit en écrivant mes notes, et je restais indifférent à ce qui se passait comme s’il ne se fût pas agi de moi-même.


L’Hékla. — Dessin de Yan’ Dargent d’après l’album de l’auteur.

Dès que nous avions pris le café au lait, il fallait embrasser encore toute la famille en commençant par le plus ancien, après quoi nous remontions à cheval pour continuer notre route.

Quelques jours me suffirent pour me convaincre que si je ne résistais pas aux tendances parasites de mon sequens, je ferais des journées très-courtes, tout mon temps se passant à manger des biscuits de lichen et à prendre du café au lait. Un jour, je comptai que j’en avais absorbe vingt-sept tasses.

Je résolus, à l’avenir, de ne descendre de cheval qu’une fois par jour pour relayer, et depuis lors nous ne fîmes que des demi-haltes. Quand nous arrivions devant une de ces habitations, les hôtes du logis qui étaient dans les prés à faucher et à râteler accouraient avec leurs instruments de travail ; les enfants, qui ne pouvaient suivre les grandes personnes, grimpaient sur le premier cheval qui se trouvait sous leur main ; tous venaient se grouper autour de nous. Quand je ne voulais pas descendre de cheval, le chef de la famille arrivait avec sa femme devant le groupe ; il tenait une petite fiole d’eau-de-vie de grain, il en remplissait un verre à pied sans pied, y trempait d’abord cérémonieusement ses lèvres et me l’offrait ensuite.

Dès que j’avais bu, je lui rendais le petit verre et lui serrais la main en lui disant tack (merci).

Aussitôt la femme, qui se tenait là debout à côté de son mari, m’avançait une petite soucoupe écornée où se trouvait éparpillés quelques débris de sucre d’orge ou de pomme ; j’en prenais un ou plusieurs morceaux et je lui serrais la main comme au mari ;