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griffe et les portait à sa bouche, paraissant très-satisfait de cet aliment. Ce premier procédé ne réussissant pas à extraire entièrement la cervelle, le vieux sauvage expérimenté mit l’arrière de cette tête dans le feu, à l’endroit où il était le plus violent, de façon que par cette chaleur intense la cervelle pût se séparer complétement de son enveloppe intérieure ; ce procédé réussit parfaitement, et en quelques minutes le cannibale fit sortir par les diverses petites ouvertures du crâne le reste de son contenu. À ce moment, j’entendis retentir tout près de mon oreille ce bruit sec que produit une batterie de fusil que l’on arme. J’étais tellement absorbé que je tressaillis comme mû par un ressort, mais je reconnus vite le sergent D… qui m’accompagnait ; il était près de moi, sa carabine épaulée et visant le vieux tigre ; il n’était que temps, je relevai rapidement l’arme qui ne partit pas et je fis impérieusement signe au sergent de se retirer. Poulone et moi le suivîmes, et nous retrouvâmes bientôt notre petite troupe avec laquelle nous revînmes au camp. — « Je vous demande pardon, me dit à part le sergent D…, mais c’était plus fort que moi, le sang m’est venu aux yeux quand j’ai vu ces coquins se manger entre eux. — Kanak comme ça, répondit Poulone, lui beaucoup content kaï-kaï (manger) ses ennemis. »

Je ne rentrai pas à Houagap sans avoir été visiter au fond de la baie Lebris la belle cascade de Ba, dont mon ami E. de Greslan m’a envoyé depuis la photographie ; — à l’époque pourtant si récente de mon passage, les terres fertiles, les belles forêts de ces parages n’avaient attiré encore aucun Européen. Aujourd’hui il n’en est plus de même, et un Anglais du nom de William Young, constructeur d’embarcations, y a fondé des chantiers où il exploite en faveur du cabotage de l’île les magnifiques essences de ce littoral.

Quelques jours après mon retour à Houagap, la goëlette la Calédonienne mouillait dans le port ; elle avait l’ordre de prendre à son bord le détachement du poste et de le transporter chez nos amis de Houindo pour y châtier la tribu de Ponérihouen et celle de Mou qui, nous venons de le voir dans les pages précédentes, se permettaient des agressions constantes contre nos alliés, et nous bravaient chaque jour par quelque acte éclatant de cannibalisme.

L’expédition était dirigée par M. le lieutenant Charpentier, chef du poste de Houagap. Le 21 juin 1864, à la tête de trente militaires d’infanterie de la marine et de douze matelots de la Calédonienne, cet officier débarquait sur la rive droite de la rivière des Ponérihouens qui servait de champ à la bataille dont nous avons parlé ; il fit dire d’abord aux chefs insoumis qu’il venait, de la part du gouverneur, intimer l’ordre de cesser leurs guerres intestines et de faire le lendemain leur soumission devant lui. Je laisserai maintenant la parole à cet officier qui, dans cette circonstance, fit preuve de beaucoup de circonspection et d’un esprit de conciliation sans lequel on aurait eu certainement de la peine à arrêter l’effusion du sang ; néanmoins le but de l’expédition fut entièrement rempli. En général, du reste, le simple déploiement de nos forces suffit à soumettre les plus rebelles tribus :

« … Partis ce jour-là pour étudier les dispositions des naturels et être prêts à frapper ferme si l’on n’acceptait pas nos conditions, nous les vîmes partout s’empresser de déposer les armes et de se soumettre ; ce que j’avais dit la veille était déjà connu de toute la tribu. À midi, pendant une petite halte sur un mamelon couvert de cocotiers, ils se rallièrent autour de nous en nous offrant des cocos…

« À mesure que nous avancions, notre escorte grossissait, et qui n’eût pas connu les habitudes des Calédoniens aurait pu craindre une attaque ; ils étaient simplement curieux comme leurs pareils, et cette curiosité impunément satisfaite augmentait leur confiance. À trois heures, en arrivant aux cases du chef, nous trouvâmes bon nombre d’indigènes ; ils nous dirent qu’on était allé chercher le chef dans le fond de la vallée où il assistait à une fête. La troupe procéda à son repas, dont les habitants lui fournirent bénévolement une partie.

« À quatre heures, les Kanaks s’agitèrent et l’on me prévint que le chef arrivait. Quand il fut à quinze ou vingt pas, je fis arrêter son escorte, et sur mon invitation il s’avança seul et tout tremblant. Alors, retirant l’étoffe qui lui servait de turban, il m’offrit la main, disant que tout dans la tribu m’appartenait et qu’il serait désormais soumis ; il promit de ne plus se battre, de ne pas faire de mal aux blancs, d’obéir aux ordres du gouverneur, en un mot d’être Français. Il demanda ensuite à retourner à la fête qu’il avait quittée pour se rendre à mon appel, ajoutant : « Reste ici, tu es chez toi. » Je le lui accordai, exigeant toutefois qu’il assistât, le lendemain, à notre départ. Il n’y manqua pas, mais à la plage il disparut : les signaux échangés avec le bâtiment, afin d’avoir notre déjeuner, lui ayant semblé menaçants pour sa liberté. Je me contentai de lui envoyer dire de se rendre à Wagap.

« Au même moment, le chef de Mou, à la tête de ses guerriers, se présenta devant moi pour faire sa soumission. Je formai le détachement en bataille, et le chef s’avança respectueusement, tête nue. Avec moins d’embarras que celui de Ponérihouen, il dit que tout ce qui lui appartenait était à moi et qu’il renonçait pour toujours à la guerre. Il se rendit ensuite à bord de la Calédonienne, où un pavillon national lui fut donné. »

À la suite des événements que nous venons de retracer, une paix profonde s’est établie dans cette partie de la Nouvelle-Calédonie ; les colons peuvent maintenant s’établir dans ces parages fertiles ; ils trouvent ordinairement dans les Kanaks des alliés et non des ennemis.


J’opérai mon retour à Noumea sur la goëlette la Calédonienne en mai 1864, après six mois de séjour dans le nord de l’île ; je trouvai le chef-lieu beaucoup plus animé qu’à mon départ ; les troupes revenaient