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moi-même quelle espèce de latin il faut parler en Islande. Immédiatement le patriarche m’ouvrit ses bras et ce fut le signal d’une grande scène d’attendrissement. Je passai successivement dans les étreintes fraternelles de toute la famille, et elle était nombreuse ; cette demeure était comme le fameux cheval de Troie : il en sortait toujours du monde. Je ne voyais rien, j’étais tellement occupé de mes fonctions qu’il m’était impossible de regarder autour de moi ; mais sur mes lèvres je sentais des joues fraîches, ridées, barbues, le tout mélangé d’une forte odeur de tabac à priser et de lait aigre, car il fallut embrasser toute la colonie, depuis les plus âgés jusqu’aux petits enfants qui grimpaient après mes jambes.

La tournée finie, des gaillards de trente ans, fils ou gendres du prêtre, portèrent mes bagages dans la petite église, pendant que des femmes, au contraire, en sortaient chargées de défroques ; c’est que l’église ordinairement sert de garde-robe à la famille du prêtre.

Dès que je fus installé dans le chœur de la petite église, je songeai à mon souper, et j’invitai le prêtre à me faire raison, ce à quoi il se prêta de la meilleure grâce du monde. — Il est bien entendu que toute la famille, qui remplissait l’église, se tenait religieusement assise de l’autre côté de la balustrade, ne perdant pas de vue un seul de mes gestes.

Nous étions assis face à face le prêtre et moi, et pendant que nous soupions, la conversation s’engagea en ces termes :


La plaine des Geisers. — Dessin de Yan’Dargent d’après l’album de l’auteur.

« Certainement, me dit-il, je te trouverai un sequens (il voulait dire un guide, et je retiens ce mot, qui est beaucoup plus juste que l’autre) ; mais, ajouta-t-il, tu ne peux partir demain.

— Cela me contrarie ; le soleil nous quitte et j’ai encore beaucoup de chemin à faire ; pourquoi ne partirais-je pas demain ?

— D’abord parce que, si tu partais si vite, tu ne serais pas resté assez longtemps dans ma maison et tous mes enfants pleureraient ; puis il y a encore une raison : nous marions demain notre fille numéro quatorze, et comme la présence d’un étranger ne peut être que d’un bon présage, nous ne pouvons te laisser partir. »

Cette raison me désarmait. Je me rendis aux vœux du prêtre avec une bonne grâce d’autant plus empressée qu’il m’eût été impossible de faire autrement.

Tout le monde fut satisfait d’apprendre cette bonne nouvelle, et comme il était déjà tard, je m’étendis au pied de l’autel, sur quelques matelas de duvet d’eider qu’on m’avait apportés ; par une petite croisée qui s’ouvrait à côté de moi, je voyais les marguerites et les fleurs jaunes du pissenlit qui se balançaient sur les tombes ; pendant que j’achevais un dernier cigare, le prêtre me souhaita une bonne nuit, puis il sortit de l’église emmenant son innombrable progéniture. Je ne tardai pas à m’endormir du plus parfait sommeil.

Quel silence et quelle paix ! Jamais je n’ai savouré le plaisir du repos comme dans cette pauvre église, à côté de ce bœr silencieux dans lequel le hasard me jetait la veille d’une noce et où m’attendaient des aventures inimaginables.

Quand je m’éveillai, le soleil était levé depuis longtemps. J’ouvris la porte de l’église et je vis toute la fa-