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dans le tube, où elle la pousse devant elle, et finit par la projeter triomphalement dans les airs. En résumé, le jet d’eau formé par l’éruption du geiser n’est rien de plus que l’expulsion de la masse d’eau renfermée
Esquisse théorique du Geiser.
dans le tube au moment où la vapeur se met en liberté[1].

Si l’on suppose, avec MM. de Chancourtois et Ferri-Pisani, que la fissure qui donne passage aux émanations intérieures s’infléchit en un point peu éloigné du sol, de manière à offrir une disposition analogue à celle d’une S couchée horizontalement, dont le crochet descendant recevrait les émanations du bassin intérieur, tandis que le crochet ascendant communiquerait avec l’orifice, il est facile de concevoir que de cette disposition, très-naturelle à admettre comme résultat de deux fractures verticales mises en communication par une fracture inclinée, se déduisent naturellement toutes les circonstances du phénomène.

La théorie du chimiste Bunsen est encore plus simple, mais elle peut se relier aux précédentes, sans en modifier les principaux traits. Partant de ce fait qu’une masse d’eau longtemps soumise à une grande chaleur, gagne en cohésion moléculaire ce qu’elle perd d’air par l’évaporation, le savant chimiste conclut qu’il faut à cette eau, pour bouillir, une température bien plus élevée que le degré ordinaire d’ébullition. Mais aussi, au moment même où elle atteint cette température, elle dégage une masse de vapeur si puissante et si instantanée qu’une explosion a lieu immédiatement. Les accidents de chaudières à vapeur n’ont le plus souvent pas d’autre cause. « Les expériences faites dans le puits du grand Geiser, à vingt-deux ou vingt-trois mètres de profondeur, ont prouvé que la température y croît constamment jusqu’au moment de l’explosion. M. Bunsen a constaté une fois un maximum de 127° avant une grande éruption, et de 123° immédiatement après. En prenant pour base les observations thermométriques et l’estimation du volume d’eau projeté, on peut se représenter l’activité et la puissance du grand Geiser par celle d’une chaudière à vapeur de la force de sept cents chevaux[2]. »


Pendant la durée du phénomène, et les réflexions de différente nature qu’il m’inspira, une idée égoïste avait subitement traversé mon esprit : je sentais grandir mon enthousiasme en présence de ce spectacle gigantesque, le plus beau, le plus colossal, le plus brillant de la nature, en me disant qu’elle venait de le donner pour moi seul, absolument seul.

Cette pensée releva tout mon courage ; sans le secours de personne je me mis en devoir de charger mes montures ; les sangles cassaient, mais j’avais de la ficelle, rien ne pouvait me décourager désormais.

Mes chevaux scellés, je songeai au chemin que j’allais prendre. Ma montre marquait huit heures : il me fallait arriver dans la nuit chez quelque prêtre qui comprît le latin, afin qu’il me fût possible de lui faire le récit de mes infortunes et de le prier de me trouver un guide pour continuer mon voyage. J’ouvris ma carte et je vis qu’en suivant une rivière que je devais trouver en parcourant deux kilomètres vers le nord-est, le Tungufljot, je finirais par rencontrer l’église de Thorfastathir. Mon itinéraire ainsi arrêté, je me mis résolument en route.


V


Séjour à Thorfastathir ; un mariage et un baptême en vingt-quatre heures ; les fiançailles en Islande ; à quoi sert le mariage religieux. — Mon nouveau guide ; arrivée à Thyorsarholt.

Je suivis d’abord le cours de la rivière, mais en voulant la longer de trop près je m’enfonçais dans des marais et j’étais obligé de revenir sur mes pas. Je pris le parti de me tenir sur les hauteurs pour éviter cet inconvénient. Mes pauvres chevaux semblaient comprendre tout ce qu’il y avait de pénible dans ma situation et, loin d’en abuser, il venaient au contraire à mon aide. Une fois que la direction leur fut à peu près donnée, ils remplacèrent mon guide, et s’en acquittèrent avec plus d’intelligence qu’il ne l’eût fait lui-même : ils allaient trottant droit devant moi, je n’avais qu’à les suivre ; jamais ils ne s’écartaient de la route probable pour mordre l’herbe. Seulement quand ils arrivent à une habitation, comme ils savent que l’Islandais ne passe jamais devant un bœr sans s’y arrêter, ils faisaient halte d’eux-mêmes et se mettaient à brouter. Donc, après une heure et demie de marche, mes chevaux s’arrêtèrent soudain, et commencèrent à paître tranquillement tout en ayant l’air de me dire : Faites comme nous. Tout semblait mort à cet endroit, et comme les habitations islandaises sont entourées de prairies, le voyageur y arriverait à la sourdine s’il n’était annoncé par un ou plusieurs chiens qui courent sur les toits de gazon et aboient de toutes leurs forces.

  1. Lord Dufferin, Letters from high latitudes ; la traduction française de cet ouvrage a été publiée sous le titre : Lettres écrites des régions polaires, par F. de Lanoye. Hachette, Paris.
  2. Voyage dans les mers du Nord à bord de la Reine-Hortense. Partie géologique, par MM. de Chancourtois et Ferri-Pisani.