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c’est l’habitation du prêtre. Le bœr et le cimetière ont la même physionomie ; la demeure des vivants ne se distingue de celle des morts que par la dimension du tertre et un nuage gris de fumée de tourbe qui semble suinter à travers le gazon comme la vapeur qu’on voit s’élever en hiver sur un tas de fumier.

Il fallut songer à mon repas du soir, il était près de onze heures ! Il y avait sur le mur du cimetière un saumon fraîchement pêché que le prêtre avait mis en montre dans cet endroit apparent comme à un étalage. Je fis signe à mon guide que je voulais manger ce poisson ; j’y joignis une gelinotte et un pluvier que j’avais tué en route, et j’eus ainsi en perspective un repas complet qui me permettrait d’épargner mes provisions.

Pendant qu’on cuisait mon souper dans le bœr, je mis le couvert dans la partie de l’église qui sert de chœur ; une de mes caisses me servit de table. Après l’avoir pompeusement recouverte d’une serviette, j’y plaçai symétriquement une assiette et une tasse en fer battu, un pain d’équipage et une bouteille de vin. Quand mon guide m’eut apporté le saumon bouilli et mes deux oiseaux cuits dans le beurre rance, ma table improvisée avait vraiment un aspect luxueux.


Église islandaise. — Dessin de H. Clerget d’après l’album de l’auteur.

Au moment où je commençais l’attaque, le prêtre, qui jusque-là s’était tenu à l’écart, vint me rendre visite. Mon domestique lui avait dit que je ne comprenais pas l’islandais, mais que je parlais latin. Il me salua donc de la vieille formule : Bona dies ! À quoi je répondis tout en faisant ma vinaigrette : Salve, pater. Je l’invitai à s’asseoir en face de moi, je lui offris un verre de vin et nous essayâmes d’entretenir une conversation dans la langue de Cicéron. Cela n’allait pas tout seul, mais je pus néanmoins faire donner quelques instructions à mon guide pour le lendemain, et c’était tout ce que je voulais.

Après un moment le prêtre sortit pour faire mon café. Le ciel s’était couvert de nouveau, la pluie venait tambouriner sur la petite croisée de l’église qui était en face de moi ; je fus obligé d’allumer une de mes bougies pour ne pas être étranglé par l’odeur âcre d’huile de phoque que les Islandais brûlent dans des lampes de terre.

Après cette opération, je m’étais rassis, dans mon coin solitaire, éclairé par cette faible lumière, quand j’entendis un bruit de grosses bottes retentir sur le plancher de l’église, et entrevis dans la pénombre un grand individu drapé dans un long manteau brun. Comme j’étais préoccupé de ma journée du lendemain, je supposai que c’était le prêtre qui revenait près de moi ; mais si j’eusse été moins distrait, j’aurais pu remarquer que le nouveau venu avait une plus grande taille et portait une toque écossaise ornée d’une aile de pluvier fraîchement ensanglantée. J’avais eu à peine le temps de me retourner que des hourras capables de faire sauter la pauvre église me tirèrent de mon indifférence ; j’avais autour de moi toute la bande d’Anglais et d’Écossais de l’Arcturus ; tous mes compagnons de voyage qui revenaient du geiser.

Ils ruisselaient comme des naïades, mais ils avaient fait bonne pêche. Le seul qui ne fût pas au niveau de la satisfaction générale était le capitaine de l’Arcturus, enragé photographe qui trouvait que le soleil s’était fait tirer l’oreille : en fait d’épreuves photographiques, il ne rapportait que des brouillards et de la fumée.

Nous nous trouvions plus de quinze personnes dans la petite église de Thingvalla ; on allongea la table à l’aide de bancs, dans l’intention de célébrer cette heureuse rencontre par du punch, des discours et des chansons ; mais on comptait sans les fatigues du voyage : tous les yeux se fermèrent avec la dernière bouchée. Chacun eut juste la force de gagner une place pour s’y étendre ; il y avait un dormeur près de chaque stalle ; le chœur en était littéralement pavé ; pour moi, j’avais établi mon gîte sur le tréteau, le long du bahut qui sert d’autel. Quant au capitaine de l’Arcturus, il avait trouvé plus digne de son rang de s’établir dans la petite tribune, où pendant toute la nuit il sut tenir avantageusement la place de l’orgue.

Noël Nougaret.

(La suite à la prochaine livraison.)