tombe dans une mare d’encre : on la distingue à peine du liquide où elle se noie.
III
Après avoir passé quelques jours dans cette modeste capitale et m’être reposé des fatigues de la traversée, il fallut faire mes préparatifs pour m’enfoncer dans l’intérieur, pour aller, comme je disais avec quelque raison, à la recherche de l’inconnu.
En Islande il n’y a pas de route. Aux environs de Reykjavik et jusqu’aux Geisers, but ordinaire des touristes anglais, quelques tas de lave affectant des formes pyramidales et placés à environ cent mètres l’un de l’autre peuvent donner la direction, mais bientôt ce faible indice vous fait défaut, et le voyageur n’a plus qu’à demander sa route au compas et au sextant. D’après cela on doit comprendre que le voyage ne peut se faire qu’à cheval et uniquement encore avec des chevaux islandais, petites bêtes si intelligentes, si sûres d’elles-mêmes, qu’elles monteraient l’escalier de la colonne Vendôme et le descendraient sans faire un faux pas.
Types islandais. — Dessin de V. Foulquier d’après l’album de l’auteur.
Pour un seul voyageur qui entreprend une excursion de longue durée, il faut au moins dix chevaux. — Ce chiffre peut paraître exorbitant au premier abord, mais il suffit de voir les dangers qu’on affronte journellement, le risque que l’on court d’en perdre en traversant ces fleuves larges et rapides qui à chaque instant vous coupent la route et que ces animaux doivent traverser à la nage, pour reconnaître que ce nombre est rigoureusement indispensable. Il faut d’abord trois chevaux de bagages : un pour la tente, les objets de campement, les instruments, etc., et deux pour les cantines, qui sont assez lourdes, surtout au départ quand on emporte pour quarante jours de vivres ; plus deux chevaux de selle, un pour l’explorateur, l’autre pour l’indigène qui doit servir de guide ; ce qui fait cinq. Mais comme dans ces longues courses on est obligé de relayer au milieu de l’étape, il faut avoir cinq autres chevaux de rechange pour les relais. On sait que les chevaux non chargés ne se fatiguent guère en courant ; on part donc avec cinq chevaux chargés et cinq qui ne le sont pas ; ceux-ci endossent à l’heure voulue les selles et les harnais et leurs compagnons chargés, au départ, se reposent à leur tour. — C’est ainsi que voyagent tous les Islandais, et comme en tout pays il est sage de faire ce que font les naturels, je m’étais empressé d’adopter ce système, qui me réussit du reste parfaitement. Ma caravane était ainsi assez considérable, mais moins coûteuse qu’on ne le supposerait, parce que le meilleur cheval ne se paye guère plus de cinquante à soixante francs, et que de plus on a la ressource de revendre au retour tous ceux qu’on a achetés, à moitié prix, du moins quand on a la chance de les ramener.
Le moment était mal choisi pour organiser ma caravane. Les Anglais étaient déjà partis pour les geisers en emmenant les meilleurs chevaux de Reykjavik ; il fallut me contenter de leurs rebuts. L’officier, chef de gamelle, qui avait fait mes provisions, me dit en me montrant ma cantine : « Vous en avez pour quarante jours, plus vingt rations de biscuit en cas d’avarie ; vous pouvez aller. »
Sur cette déclaration, je fis tout transporter à terre, et à onze heures j’arrivai sur la place de l’église où je trouvai ma caravane prête à se mettre en campagne.
Ces chevaux, achetés séparément en divers endroits, ne se connaissent pas d’abord ; au départ on les attache à la queue l’un de l’autre jusqu’à ce qu’on arrive en pleine campagne ; une fois là, on peut les détacher, ils suivent toujours celui qui va en tête.
Nous étions partis dans l’ordre suivant : le guide ouvrait la marche armé d’une longue pique et muni d’un fouet à longue lanière ; sur l’arçon était bouclé un sac en peau de phoque rempli de clous et de fers à cheval ; les autres chevaux suivaient en longue file ; je formais l’arrière-garde à vingt mètres de distance et mon costume ne me rendait pas le personnage le moins grotesque de cette étrange cavalcade. En Islande, il faut compter toujours avec le mauvais temps et regarder un rayon de soleil comme une grande faveur. En conséquence, j’avais orné mon chef d’un de ces cha-