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chaîne d’îles forme le port de Reykjavik, cité étrange où navires et maisons semblent mêlés et confondus. Sur les eaux calmes de ce port on voit flotter de préférence le pavillon danois et espagnol. D’un côté s’élève le mont Œsja, surnommé par les Français montagne des Agates, à cause de la grande quantité de pierres à base quartzeuse ou felspathique qu’on y trouve. Quelques filets de neige glacée descendent de ses flancs jusqu’à la mer où des roches à fleur d’eau montrent leur dos brun et poli : on dirait des baleines qui sommeillent. Quand on a franchi le cercle d’îles dont j’ai parlé et dont la plus connue est l’île aux Eiders, on découvre Reykjavik, posée entre deux éminences dont chacune est couronnée d’un moulin à vent. L’église placée au milieu et la maison du gouverneur qui s’allonge sur le versant d’un coteau sont les seules constructions en pierre de la ville. Tout le reste se compose de cases dont les plus élevées n’ont qu’un étage, peintes en noir ou en gris ; leur toiture en planche est recouverte d’une toile épaisse qu’on a soin d’enduire de goudron à l’approche de l’hiver. Les Islandais prétendent qu’il y a dans cette capitale près de onze cents habitants, mais, entre nous, je crois qu’ils se vantent.


Types et costumes islandais. — Dessin de V. Foulquier d’après l’album de l’auteur.

Mes yeux cherchent en vain les huttes de gazon que je croyais trouver et je ne vois que des établissements de commerce, des maisons de facteurs ; Reykjavik n’est donc pas encore l’Islande, et ne peut en donner l’idée. Après le dîner, le commandant Lévêque m’invita à venir à terre pour me présenter aux principales familles de l’endroit ; j’y vis des demoiselles, des dames mises à la française et parlant notre langue comme des Parisiennes. Toute la population de Reykjavik se compose en réalité de commerçants, de fonctionnaires, de professeurs, les uns et les autres danois, sinon par l’origine, du moins par l’éducation. Ils vivent pendant cinq mois de l’année, les seuls pendant lesquels on vive, avec les officiers de la division navale française, passant tout le temps en cavalcades, bals, dîners et visites. Le soir on prend le thé et on fait de la musique, car il y a quinze pianos à Reykjavik, ou plutôt seize depuis l’arrivée du nouveau gouverneur qui en avait un dans son mobilier. Toute cette population citadine ne connaît pas plus l’Islande que ne la connaît un habitant d’Asnières, et vous les verrez, à mon retour de l’intérieur, venir s’enquérir avec curiosité de ce que j’y ai observé.

Le lendemain de mon arrivée à Reykjavik était un jour de deuil. J’arrivais pour assister aux funérailles de la femme d’un sysselman (chef de district) très-considéré dans le pays. Ce jour-là il n’y a pas de visites à faire. Tous les amis de la défunte avaient répandu devant leurs portes des brins de bouleau et de genévrier, ancienne coutume du Nord qui signifie : nous sommes tristes, laissez-nous avec notre douleur ! ou en d’autres termes : « on ne reçoit pas ! »

Le cercueil apporté pendant la nuit d’Arnarfiord sur une baleinière avait été déposé dans l’église, où le son d’une cloche appela tous les amis. Ce jour-là, tout pleurait. Le ciel était sombre et une pluie fine tombait depuis le matin. Après la cérémonie religieuse, le cortége se mit en marche pour gagner le champ des morts ; en tête marchaient quatre jeunes filles vêtues de noir, les cheveux lissés, et parées d’un long voile noir qui, rejeté en arrière, descendait de toute la longueur de la jupe. Chacune d’elles portait une petite corbeille remplie de brins d’arbustes et de marguerites qu’elles jetaient sur le passage de la morte. Après le cercueil, porté par quatre hommes, venaient un prêtre luthérien, le mari qui avait revêtu son costume de sysselman pour rendre les derniers honneurs à son épouse, et enfin les nombreux amis de la famille affligée, fonctionnaires danois, officiers français, professeurs et commerçants.

Pendant que nous nous rendions au cimetière, un homme du peuple, la tête nue, les traits abattus par la tristesse, se joignit au cortége et se plaça immédiatement après la bière. Il portait sous son bras un petit cercueil et allait lui-même rendre les derniers devoirs à son enfant. Il avait creusé la veille une petite fosse à côté de celle qui était ouverte pour notre morte. Pendant que le prêtre officiait, l’homme posa la boîte qui renfermait la dépouille de son enfant sur le tertre, afin de le faire profiter des dernières prières, après quoi il l’enfouit de ses propres mains en mouillant la terre de ses larmes.

Je débutais par un jour bien triste ; mais les jours de tristesse en Islande font l’effet d’une mouche qui