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ques encâblures, un vaisseau où nous pourrions passer la nuit.

Ce bâtiment n’était autre que le yacht impérial, le fameux « Emperor », dont lord Elgin fit hommage au Taïkoun, au nom de la reine Victoria, « avec autant d’à-propos, » dit Oliphant, « que si nous avions offert au pape une femme à marier ! » L’idée que ce beau navire atteignait enfin le but mystérieux de sa destinée, en se présentant là juste à point pour recueillir la mission suisse, nous parut non moins récréative que lumineuse. Le commandant nous fit très-bon accueil, et nous ouvrit deux cabines vierges : l’une, celle du Taïkoun, approvisionnée de divans dont on pouvait faire quatre lits ; l’autre, arrangée en façon de boudoir à l’usage de l’impératrice, charmant réduit capitonné, dont l’ameublement dénotait, en ses moindres détails, la prévoyante sollicitude d’une lady très-expérimentée. Mais ce fut surtout le lendemain, au lever du soleil, que je pus apprécier, comme ils le méritaient, les contrastes accumulés dans notre habitation flottante : d’un côté, les glaces, les dorures, la soie, la moquette des cabines taïkounales ; de l’autre, à l’avant du navire, un vrai ménage de lazzarone, les yakounines campés sous la tente, accroupis ou couchés sur des nattes grossières, les uns dormant, le plus grand nombre buvant du thé, fumant leur pipe ou grignotant du riz, et un groupe, à l’écart, faisant une partie d’éventail : le jeu consiste, pour l’un des partenaires, à lancer son éventail fermé dans la main droite de son camarade, que celui-ci tient entr’ouverte, de manière à former une sorte d’entonnoir où l’éventail doit se planter, le manche en avant ; et le même exercice se répète indéfiniment, à tour de rôle.


Embarcation d’officiers japonais. — Dessin de A. de Neuville, d’après un croquis de M. Roussin.

Je priai ces messieurs de me conduire au Tjoôdji. Ils s’empressèrent de faire appareiller les chaloupes ; et quand nous fûmes en route, ils convinrent avec mes compagnons d’employer gaiement la journée à une grande excursion à cheval dans les quartiers du nord. Quant à moi, je restai au logis, où je ne tardai pas à recevoir la visite d’une délégation du Castel. On venait m’exprimer l’embarras dans lequel ma demande de la veille plongeait le Gorodjo ; mais je n’en persistai pas moins à exiger de sa bienveillance une lettre propre à justifier auprès de mon gouvernement la rupture momentanée des négociations. Vers le soir, un gouverneur des affaires étrangères m’apporta la nouvelle que ce point m’était accordé ; toutefois, le Gorodjo me conjurait d’aller encore passer la nuit en rade en attendant sa missive.

La nuit était orageuse, la mer houleuse. L’expédition se composait de deux embarcations, la première montée exclusivement par nos officiers japonais. Nous remarquâmes qu’elle ne se dirigeait point du côté du yacht, mais sur un gros steamer de guerre, où l’on distinguait, parmi l’équipage, un mouvement qui nous parut suspect. À la vérité, le gros steamer ne fumait pas, mais il pouvait fort bien chauffer et lever l’ancre pendant la nuit. Nous le laissâmes accoster par nos yakounines ; puis, virant de bord, nous fîmes conduire notre sampan en droite ligne sur le yacht, malgré les cris du patron de nos sendôs, lequel, tout en ramant avec ceux-ci, comme nous l’entendions, ne cessait de répéter qu’il avait l’ordre de suivre la chaloupe des officiers.

Arrivés au yacht, nous en trouvons l’escalier levé. D’un bout à l’autre du bâtiment, silence de mort, obscurité complète. Les plus jeunes de notre troupe montent à l’abordage et abaissent l’escalier. Nous étions tous sur le pont, quand le commandant parut. Je lui démontrai que notre escorte faisait fausse route, puisqu’il était convenu avec le Castel que je devais retourner à bord, conséquemment là où j’avais couché la