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pour craindre notre feu, et surtout celui du sergent et de son détachement qui venait d’arriver, les gens de Ponérihouen avaient recouvré toute leur audace. Chaque parti se composait de trente hommes environ ; les deux chefs seuls avaient un léger fusil de chasse à deux coups, qu’ils brandissaient au-dessus de leur tête comme si c’eût été une plume, et tous poussèrent en même temps leur cri de guerre. À cet instant le plus profond silence régnait sur les deux rives ; tous les Kanaks attentifs, accroupis sur le rivage, suivaient d’un œil anxieux les moindres détails de l’affaire ; les vieillards seuls continuaient leurs psalmodies, mais leur voix était descendue jusqu’à un diapason monotone.

Le combat commença d’abord par un jet de pierres projetées avec une adresse et une force dont nous n’avons pas d’idée. Ces pierres, appointées des deux bouts, se lancent au moyen de la fronde et sont projetées de but en blanc. Leur trajectoire, qu’elles parcourent en sifflant, est presque aussi peu accentuée que celle d’une balle. Prêter l’oreille à ce sifflement est une des grandes affaires du Kanak sur le champ de bataille. Toujours sur le qui vive, le corps baissé, son œil de lynx suit tous les mouvements de chacun de ses adversaires ; et lorsqu’un projectile arrive sur lui, il lui échappe avec une merveilleuse adresse en bondissant de côté ou bien en se jetant vivement à terre.

Au bout d’un instant plusieurs hommes des deux partis avaient déjà reçu de légères blessures qui ne faisaient qu’augmenter leur rage, lorsqu’un de nos alliés, mortellement blessé au front, tomba sur le sable qu’il mordit dans les dernières convulsions de l’agonie. Je ne saurais dépeindre les cris de joie de tous les Ponérihouens, non plus que les hurlements de douleur de nos alliés ; tous ceux qui étaient encore sur le rivage se précipitèrent dans la rivière. Ceux qui étaient sur le banc de sable s’élancèrent en avant contre les Ponérihouens qui, sans reculer, soutinrent vaillamment le choc. À quinze pas environ les combattants s’envoyèrent leurs zagaies[1], qui traversèrent bon nombre de bras et de jambes. Mais les blessures de cette sorte sont peu de chose pour ces hommes stoïques, et avec ma bonne lorgnette, je pouvais voir que, même lorsqu’ils retiraient de leurs propres mains l’arme de la plaie, l’expression qui se peignait sur leur visage n’était pas celle de la souffrance, mais uniquement celle de la fureur.

Dès le commencement de la lutte, les fusils des deux chefs avaient retenti sans résultat bien sensible ; aussi, dédaignant ces inventions de la guerre moderne, généralement peu redoutables entre leurs mains, ils avaient saisi immédiatement leurs armes ordinaires, et l’on voyait le chef de Houindo, à la tête de sa petite troupe, s’élancer en avant, brandissant une longue lance de la main droite, et de la gauche un tomahawk acéré. Il était le but de tous les traits ; mais par des bonds et des mouvements de côté, exécutés avec une prestesse miraculeuse, il réussissait à éviter cette grêle de projectiles. Sa troupe, un instant hésitante, avait laissé entre elle et lui un intervalle assez grand ; et pourtant, devant cet homme isolé, les Ponérihouens se retiraient peu à peu, étonnés de son audace et de son bonheur à éviter leurs traits. C’était, du reste, un jeune homme magnifique, et, à le voir ainsi nu, la poitrine et la barbe noircies pour la guerre, tous les muscles en jeu, ne toucher le sol que pour y prendre un point d’appui et rebondir, se tordant et se courbant dans l’air au milieu des traits pleuvant autour de lui, on eût dit un être surhumain. Certes, ce n’était pas l’homme tel que nous le connaissons dans nos villes, pas plus, du reste, que le cheval de fiacre, empêtré de ses harnais gênants, n’est le cheval sauvage, à la crinière longue, abondante et mobile, au col recourbé et fort comme un arc de bois de fer, aux naseaux ouverts et inquiets, qui bondit comme un ressort et se dresse comme une chèvre de montagne.

Devant ce guerrier, je l’ai dit, tous reculaient ; cependant, bien qu’il fût très-près de l’ennemi, il n’avait encore pu lui porter aucun coup : car, pour se servir efficacement de sa lance, il eût fallu qu’il restât une seconde immobile, ce qui eût fatalement amené sa perte. Cependant les gens de Ponérihouen quittaient le banc de sable et entraient peu à peu dans l’eau, tout en gardant bonne contenance et ne cessant de raser de la pointe de leurs lances le corps du chef notre ami. À ce moment, poussant le hurlement de guerre, la troupe du rivage de Houindo accosta. Ce fut le signal de la retraite chez les Ponérihouens, et, quoique de l’autre bord on vînt à leur secours, ils lâchèrent pied rapidement, et plongèrent à demi dans l’eau. Là, ils ne pouvaient plus envoyer facilement leurs lances, c’était ce que le chef de Houindo attendait : il s’arrêta brusquement, rejeta en arrière son bras armé de la zagaie et ajusta un instant ; alors son bras décrivit dans l’air une courbe rapide, et sa lance acérée, atteignant le but, s’enfonça dans la poitrine du chef ennemi, qui déjà était dans l’eau jusqu’à la ceinture, et qui tomba sans jeter un cri. Aussitôt les Houindos s’élancèrent dans la rivière pour s’emparer au moins de son cadavre, mais à ce moment arrivaient les Ponérihouens qui, eux aussi, se jetèrent à l’eau pour sauver ce trophée. Il y eut pendant quelques instants une mêlée terrible au milieu de ces eaux furieuses, où ces guerriers s’étreignaient l’un l’autre, se laissant emporter par la rivière, et se noyant plutôt que de lâcher prise.

Enfin les gens de Ponérihouen cédèrent, laissant les corps de deux ou trois de leurs camarades entre les mains des vainqueurs hurlant de joie et ivres de vengeance assouvie. Je vis l’un d’eux, presque un vieillard, séparer à coups de hache un bras du cadavre du malheureux chef ennemi, l’agiter au-dessus de sa tête en manière de triomphe, puis arracher avec

  1. Lance pointue qu’ils tiennent dans la main au point précis du centre de gravité, et qu’ils lancent ainsi à une très-grande distance, avec une telle adresse qu’ils manquent rarement leur but.